Crédit : Pacal Victor

 

 

Spectacle du CDN de Saint-Denis, vu au Théâtre National Populaire de Villeurbanne (69) le 12 mars 2021, présentation réservée aux professionnels, contexte sanitaire oblige.

 

Texte : d’après  « Onéguine » d’Alexandre Pouchkine, traduit par André Markowicz

Metteur en scène : Jean Bellorini

Réalisation sonore : Sébastien Trouvé

Interprètes : Clément Durand, Gérôme Ferchaud, Antoine Raffaelli, Matthieu Tune, Mélodie-Amy Vallet

Genre : théâtre musical, conte pour adulte

Public : adulte

Durée : 2h

 

Evgueni Onéguine. Un nom qui résonne, un nom qui caresse, un nom qui obsède. Evguéni Onéguine. Prononcé avec délice. La chaleur dans la voix, l’appétit des lèvres, l’âpreté du palais. Evguéni Onéguine. Ici, la Russie se savoure d’abord par la langue. 

 

 

Dès le début du spectacle, on nous regarde dans les yeux. Quelque chose d’important se prépare, il ne faut pas desserrer les dents. Le maintien des acteurs nous impose une certaine droiture. Nous ne sommes pas invisibles ; nous sommes les juges d’un drame rejoué sous nos yeux ; nous ne pouvons pas demeurer indifférents. Au centre du dispositif bifrontal, deux tables, un piano, des chaises plantent le décor d’un intérieur bourgeois, tapis rouge du défilé des destins. Un personnage rhapsode - littéralement, “tisseur d’histoires” - nous invite, rituellement, à poser les casques audios sur nos oreilles sans se départir de son étrange sourire. Étrange, car nous sommes sur une terre étrangère, dans une langue étrangère. C’est une très belle réussite d’André Markowicz : parvenir à rendre ce texte entièrement intelligible sans jamais renier son étrangeté. Par les casques, nous nous tenons au plus près de la bouche, micro cravate tenu du bout des doigts contre les lèvres, dans un geste d’une sensualité confondante. Du bout des lèvres, le spectacle a un goût de neige. 

 

Onéguine est ainsi un conte qui s’écoute autant qu’il se contemple, grâce à l’excellent travail de MAO de Sébastien Trouvé. Bottes claquant sur le carrelage, manteau de fourrure froissant la neige, verres de vodka s’entrechoquant. De strophes en apostrophes et de vers en rêves je me sens gagner par l’ébriété de ce langage musical sur lequel on dérape comme sur une plaque de glace. La neige continue de rosir nos pommettes. 

 

Souples et seuls, encore, les corps se meuvent, encore, les verres s’entrechoquent. Il faut poursuivre et tuer l’ennui quitte à brûler les lèvres à d’autres lèvres, à d’autres verres, quitte à l’adultère, quitte à tuer. Au drame, Onéguine sacrifie sa beauté, sa jeunesse, son confort. Immoral, de ne pas savoir se contenter ? Théâtral, plutôt. Théâtral Onéguine, désabusé de son élégance, élégant car désabusé. Inconstant, furieux, lâche, fier ; d’une virilité puissante et décadente, dévoré de l’angoisse et du désir de se voir sombrer. Un autre verre, un autre mot ! Il faut fêter la chute. La trame se tisse autour des chandeliers sous une lampe lunaire qui ne fait jamais totalement disparaître nos visages. Et dans un coin de la salle, assis sur les escaliers des gradins, apparaît celui du metteur en scène Jean Bellorini. Très beau, soucieux, regard vif, comme s’il avait fait naître le spectacle en silence, à force de le regarder. 

 

La vie d'Evgueni Onéguine est un brouillon : déchiré, détruit, froissé, imbibé de toutes ses larmes. Un brouillon que Pouchkine, Markowicz et Bellorini sont parvenus à déplier du bout des lèvres pour l’offrir à nos yeux. 


 

Mathieu Flamens

 

 

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