Pièce d'Alfred Jarry, adaptée par l'Atelier de la Pierre Blanche (Lambesc, 13), vue le 21 Juillet 2012 à l'espace Jean-Baptiste Niel (en plein air) dans le cadre du 47è festival des Nuits de l'Enclave (Valréas - 84).
Avec : Frédéric Richaud, Roland Peyron, Raphaël France-Kullman, Nathalie Nowicki, Michèle Sebastia et Bryce Quétel
Direction artistique : Gilbert Barba
Scénographie: Gilbert Barba, Bryce Quétel, JF Piccardi
Musique : Jean-François Piccardi (création et interprétation) et Elysabeth Meunier (interprétation)
Costumes : Fabienne Varoutsikos
Masques et marionnettes : Judith Dubois
Genre : Théâtre et marionnettes
Tout public à partir de 10 ans
Durée : 1h20
Cette satire du pouvoir, écrite par Alfred Jarry en 1898, n'est pas du tout anodine pour un spectateur du XXIè siècle. Mère Ubu, manipulatrice, cruelle et cupide, assistée de l'ambitieux Capitaine Bordure, pousse Père Ubu à assassiner le roi Venceslas, la reine et leurs héritiers pour usurper le trône. Père Ubu, stupide, goinfre et méchant, pourrait alors, une fois roi, réaliser des rêves dérisoires. Affaire faite, Ubu règne en tyran sanguinaire, encouragé par Mère Ubu. Ce couple infernal sera finalement vaincu et fuira en poursuivant ailleurs les mêmes ambitions. Ce vrai drame shakespearien reste malgré tout dans le registre comique : les personnages sont grotesques, les dialogues absurdes et les situations satiriques. Jarry avait conçu la pièce pour des marionnettes, et Gilbert Bara a tenu à relever ce défi de manière magistrale.
Comment, sans le trahir, parler de ce spectacle éblouissant, à la fois complexe et épuré ?
On découvre au premier coup d'oeil une scénographie surprenante. Côté cour, de grandes « marmites » en fer blanc (les « steel drums » de la Cie Courants d'Airs). Rien d'autre. En fond de scène, un rideau noir occupé en son milieu par un rideau rouge à l'italienne. Plus haut, et sans doute en fond de coulisses, un autre rideau noir : on devinera qu'il masque un praticable surélevé qui servira à la fois de balcon solennel pour les acteurs et de castelet pour des marionnettes. Arrivent les musiciens avec costumes et têtes de marionnettes. Le ton est donné.
Le spectacle commence et nous surprend en associant comédiens-marionnettes et véritables marionnettes... en effet, chaque comédien a une tête de marionnette que Judith Dubois a façonnée à partir d'une cagoule en lycra sur laquelle elle a fixé des éléments en mousse sculptée. Par l'agencement des volumes chaque masque exprime l'essentiel d'un rôle avec l'étrange fixité des visages de marionnettes : goinfrerie et bêtise pour Père Ubu, dignité pour la reine Rosemonde… Les costumes de Fabienne Varoutsikos, traduisent eux aussi l'essentiel : Mère Ubu, silhouette sèche (jouée par un homme), apparaît d'emblée ambiguë en mégère manipulatrice avec son costume alliant le féminin et le masculin.
Les gestes sont expressifs, un peu rigides, géométriques parfois, et les voix résument chaque personnage (aigre, solennelle, grossière, compassée etc). A eux six, les comédiens de la troupe interprètent pas loin d'une vingtaine de rôles. Impossible de s'en rendre compte et, au début, on s'interroge : le programme ne mentionne pas tant de monde... seuls Frédéric Richaud (Père Ubu) et Roland Peyron (Mère Ubu) se limitent à un personnage. Au rythme où progresse l'intrigue, on imagine un vrai ballet-spectacle dans les coulisses !
Plusieurs épisodes mettent en scène de véritables marionnettes (à doigt, silhouettes ou têtes modelées) et produisent des effets surprenants. Ainsi, quand arrivent 4 acteurs avec chacun une grosse tête de marionnette sur la main droite tendue, on veut bien voir 8 personnages… Quand les magistrats (petites marionnettes avançant en file indienne tout en haut, sur le plan du castelet) se font décapiter par un Ubu énorme, la scène est d'un tragique absolu.
Le rideau rouge aussi est un personnage. Il arrive qu'il prenne vie, agité de soubresauts ou semblant parler, et c'est d'un bel effet comique. Parfois ses deux pans s'écartent, nous laissant deviner un autre espace. Ainsi, pour la scène de guerre, il se découpe comme une fenêtre par laquelle nous voyons défiler Ubu à la tête de soldats martiaux, puis moins fringuants à chaque passage, et finalement battant en retraite complètement lessivés. La salle explose de rire.
La musique ponctue le texte et les jeux de scène, évoque émotions, éloquence, plainte, cruauté, protestations ou humour. Elle crée aussi de manière astucieuse des changements de scènes. Jarry avait prévu un grand nombre de scènes et de décors. Ici, Gilbert Barba nous fait passer de manière fluide d'une scène à l'autre en se servant de la musique, de l'éclairage, du rideau rouge, des différents niveaux de plateaux. Quelques éléments de décors mobiles matérialisent certaines scènes, et disparaissent aussi vite qu'ils sont apparus. Ce spectacle donne simultanément une impression de foisonnement intense et d'harmonie, on ressent une véritable cohésion de l'ensemble.
Les répétitions ont fonctionné comme un collectif de création au service du projet initial : tous ensemble (metteur en scène et interprètes) ont effectué des coupures dans le texte original afin de resserrer l'action. JF Piccardi a écrit la musique au fur et à mesure des répétitions. Judith Dubois confectionnait les masques et faisait les essayages pendant les répétitions, modifiant et remodelant selon l'effet recherché.
Nous avons été enthousiasmés devant l'aboutissement artistique d'une mise en scène si brillante, et par les diverses interprétations sans failles au service d'un texte resserré. J'ai découvert la puissance d'expression des marionnettes qui, nous privant du jeu nuancé des comédiens, nous emportent dans un monde en apparence schématisé, et pourtant porteur d'émotions profondes et de réflexions sur la portée de comportements quotidiens. Un spectacle à voir, absolument.