Dans la solitude des champs de coton
31 juil. 2015Spectacle de la Cie Vertigo (34), vu le 20 Juil., Avignon Off 2015, 18h, théâtre des Italiens
Pièce de Bernard-Marie Koltès (1985)
Mise en scène : Fred Tournaire
Jeu : Yves Ferry (le client), Jérôme Frey (le dealer)
Dramaturgie : Guillaume Fargas
Genre : Théâtre
Public : Adultes et adolescents
Durée : 1h05
Création : 2014
Salle comble (une cinquantaine de places).
La pièce : B-M. Koltès raconte ici une histoire, à partir d'une anecdote qu'il a lui-même vécue. Un "dealer" intercepte un "client" une nuit dans l'ambiance glauque d'une rue déserte. Ici le "deal" se définit comme toute transaction, tout échange. Etonnamment bienveillant, le dealer offre au client de satisfaire tout désir, quel qu'il soit. Ce dernier se dérobe, associe le désir à l'illicite, puis nie tout désir, refuse tout échange, se met en colère. Les deux hommes négocient, s’affrontent. Les questions de la drogue ou du sexe tarifé n’occupent pas ouvertement l’essentiel des propos, car c’est le désir même qui est au centre de la pièce et la transaction évoquée porte sur…"rien". Le rapport de force en arrive à s'inverser, jusqu'à un affrontement final violent dont le spectateur est libre d'imaginer l'issue. Le très beau texte de Koltès fascine et peut surprendre. C’est une œuvre forte et dense sur l'incommunicabilité dans un monde où l’on croit pourtant se parler.
La mise en scène profite ici de la marge de liberté prévue par l'auteur (aucune didascalie : consigne de mise en scène) mais en respectant la force du texte. J'ai apprécié la scénographie sobre qui joue sur une lumière froide et glauque sur fond de silhouettes de buildings. Le dealer n’est pas joué par un Noir, comme le souhaitait Koltès, mais la cohérence de l'ensemble du spectacle est totale. Liberté n’est pas pour autant synonyme de facilité. Car la pièce associe une grande densité (règle des trois unités) à une originalité de pensée et de langage. Quelques instants d'une nuit au bord d'un trottoir suffisent à exprimer sans lyrisme une solitude fondamentale chez deux êtres que tout oppose. La majorité des répliques sont de longues tirades complexes, contradictoires ou répétitives et pour lesquelles les comédiens alternent débit percutant, ou ton déclamatoire. Malgré une belle diction où chaque mot a son poids, la grande place donnée à la déclamation a parfois produit un effet de pesanteur, à tel point que j'avoue avoir un instant décroché. Par contre j’ai été impressionnée par la dynamique du duo. De manière éperdue et précipitée ils se traquent et se battent avec des mots tels que : regard, contact, vêtement, pesanteur, ligne droite ou courbe, haut et bas, amitié, peur, haine, cruauté... Considérations philosophiques ou commerciales sont énoncées dans la langue de tous les jours, et émaillées de comparaisons incongrues ironiques et de métaphores animalières imagées. J'ai regretté que tout effet comique soit ici atténué. En dépit de ses inégalités, ce spectacle m'a touchée. Notons qu'il n’en est qu’à ses débuts et laissons-le mûrir.
"Dans la solitude des champs de coton" occupe aujourd'hui une place importante dans le répertoire contemporain tant par son caractère novateur que par son thème, encore et toujours d'actualité. Ce spectacle s'adresse à tout public familier des salles de théâtre, mais également aux lycéens, avec de passionnants débats à la clef. A condition d'être précédée d'une introduction à son contexte, cette œuvre pourrait également séduire un public non initié.
Catherine Polge