J'ai de la chance
03 déc. 2015Spectacle de Laurence Masliah (75), vu au théâtre du Carré Rondelet, Montpellier (34), le 8 Nov. 2015, 18h
Texte et jeu : Laurence Masliah
Mise en scène : Patrick Haggiag
Avec la collab. de : Marina Tomé
Dramaturgie : Mariette Navarro
Genre : Théâtre
Public : Tous à partir de 12 ans
Durée : 1h15
Création : 2013
La salle est comblée et réunit ce jour-là un certain nombre d'anciens "enfants cachés" à Moissac pendant la dernière guerre. Pour décor, une longue table, et des cartons que Natasha (L. Masliah) y dépose. Comédienne, elle répète un texte tout en les ouvrant, et en sort des cahiers et du matériel de couture : les trésors de sa grand-mère Germaine. Un peu primesautière, elle tire un fil, le perd, le reprend : couture et conversation s'entremêlent. Germaine cousait beaucoup et aimait le "bon langage". Natasha cherche des souvenirs et la fait revivre. Par petites touches apparaît la colonie de vacances juive de Moissac où, de 1939 à 1942, cinq cents enfants ont été sauvés grâce à la prévoyance, l'organisation et l'héroïsme du couple Shatta et Edouard Simon, avec la complicité des habitants de la ville. Cent cinquante enfants y vivaient en permanence et Germaine, toute jeune à l'époque, était agent de liaison. Que peut-elle en dire à sa petite-fille alors que sa mémoire la trahit et que tout se mélange ? Oui, à Moissac, on riait et on chantait, la vie était très organisée et réparait les traumatismes. Non, Germaine ne veut pas partir en maison de retraite. Seule en scène, L. Masliah tire des fils et avec tact et précision nous offre le tableau de Justes peu connus. Mais pourquoi ce titre ? Parce que, disent les survivants, être protégé ne suffit pas toujours. Pour survivre, il faut parfois avoir un jour la chance avec soi.
Construit à partir d'anecdotes véridiques, le très beau texte de L. Masliah se coule entre la petite-fille et la grand-mère et rebondit en tentant de tisser de l'une à l'autre les liens ténus de la mémoire. Natasha regrette de n'avoir pas demandé à Germaine de raconter ce qu'elle a vécu à Moissac mais les souvenirs de l'aïeule se laissent grignoter dans un lent et inexorable déclin. La maladie progresse, jamais nommée, tout comme l'effroyable destin qui menaçait ces enfants cachés n'est jamais énoncé crûment. Loin du non-dit, il s'agit là d'une extrême sensibilité du texte, qui laisse le spectateur entendre la vérité. Nous ne sommes pas malmenés, mais nous sommes profondément touchés. La réalité s'impose dans un va-et-vient d'évocations ravivées par la quête de souvenirs tirés du quotidien. J'ai apprécié ce déplacement du regard entre grand-mère et petite-fille. C'est profondément humain et très efficace. Après la mort de Germaine, le théâtre reprend magistralement sa place dans la vie de Natasha avec Le Misanthrope (II, I) par la voix off d'A. Dussollier "Madame voulez-vous que je vous parle net ?" et se termine sur un jeu de mot comme un clin d’œil.
Par son jeu subtil, vif et émouvant, la comédienne transmet parfaitement la complexité de la vie devant la maladie comme devant la persécution : toutes deux innommables. On est ému, on rit parfois. Démultipliée dans son double rôle de Germaine et de Natasha, L. Masliah m'a maintenue en équilibre entre tension et détente amusée, tout au long du spectacle. Tantôt fébrile ou pleine d'entrain elle bouge et bavarde, feuilletant les cahiers, explorant des boîtes, cousant. Tantôt pensive et tiraillée par des émotions anciennes, elle ralentit et se pose. La scénographie permet d'allier couture et conversation, les fils se débobinent et se rembobinent, les boîtes libèrent les souvenirs ou mettent un terme à la vie en se refermant. Le spectacle est en tous points superbe.
Les thématiques croisées de cette pièce lancent des appels plus que jamais d'actualité. Dialogue intergénérationnel, travail sur la mémoire et sur l'histoire, ouverture à l'autre, autant de sujets qui peuvent ouvrir des débats d'une grande richesse avec des publics scolaires. Son attractivité et sa qualité théâtrale destinent évidemment ce spectacle à tous publics.
Bibliographie associée à la pièce : Catherine Lewertowski. Les enfants de Moissac (Champs Poche)
Catherine Polge