La Rémanence des lucioles
Photo : Marie Clauzade
Photo : Marie Clauzade

Spectacle de la Cie La Lanterne (66), vu le 22 Jan. 2016, 20h au Chai du Terral, St Jean de Védas (34)

Texte : Marie Clavaguera-Pratx

Mise en scène : Marie Clavaguera-Pratx assistée de Soline Déplanche

Avec : Matthieu Beaufort et Géraldine Roguez (comédiens), Vincent Clavaguera (danseur), Anatole Couëty (circassien)

Scénographie : Collective

Création sonore : Olivier Pot et Willy Connell

Lumières : Joël Hourbeigt et Vincent Loubière

Genre : Théâtre

Public : Tous à partir de 14 ans

Durée : 1h30

Création 2015/16

Avec ce spectacle profond et émouvant la Cie La Lanterne jette la lumière sur un monde parallèle au nôtre : une population de marginaux qui réussissent à survivre dans des conditions effroyables et dont l'existence fascine et dérange. Le plateau, étrange et poétique, baigne dans des nuances de noir, de gris, de brun, avec des nuages de fumée, des éclaircies d'un blanc cru ou l'orangé d'un brasero. C’est un monde souterrain, fait de tunnels, de caves oubliées, d’égouts... Une drôle de faune habite cette semi-obscurité. Ici on s’aime, on chante, on danse, on se bat, on rit, on vocifère, on est libre. Comédiens, danseur, circassien tissent des liens, se rejoignent ou s’éloignent, avec des gestes des premiers âges dans une chorégraphie où la vie semble se réinventer : c’est la danse innocente des lucioles, telle qu'elle fut évoquée par Pasolini. Lorsqu’un jour ceux qui vivent à la surface, au-dessus, découvrent, stupéfaits, cette population, ils veulent l’intégrer à leur monde. Mais ils ne font que l’assourdir et l’éblouir et provoquent une catastrophe qui fera une victime. Ce monde souterrain est-il la survivance d’une humanité innocente qui s’organise à l’abri de la violence qui règne au-dessus? L’Enfer décrit par Dante serait-il donc passé à la surface de la Terre, dans notre monde qui repousse les lucioles ? Dans un équilibre parfait entre métaphore des lucioles et réalisme social de l’exclusion, ce spectacle magistral secoue le spectateur. Il interroge sur le pouvoir du regard, aussi délétère lorsqu’il refuse de voir que lorsqu’il désorganise ce qu’il voit. Mais il donne aussi un éclairage plein d’espoir sur nos capacités de résilience.

J’ai été impressionnée par la beauté, la puissance et la cohérence de cette création qui associe plusieurs démarches artistiques. Ici, jeu dramatique, chorégraphie, art du cirque, créations sonores et lumineuses, décors, tout concourt à force égale à faire vivre un monde étranger et étrange dont le maître mot est "résilience". Dans ces souterrains glauques, le moindre objet jeté "d'en-haut" est recyclé par le groupe pour sa survie ou pour son confort. Pour sa sécurité aussi, car l’un d’eux (A.Couëty) dresse un mât, l’escalade et s’évanouit dans l’obscurité pour guetter "au-dessus". L’imaginaire même y a sa place : Micha (V.Clavaguera) ne joue-t-il pas d’un violon sans cordes? Il y a beaucoup de beauté dans les mouvements et de puissance dans le langage. Les jeux de scènes m’ont rappelé ces silhouettes recroquevillées, ces démarches furtives, comme ce vocabulaire restreint et ces insultes répétées jusqu'à épuisement, autant d'éclats de vie que nous avons tous un jour ou l’autre interceptés dans la rue. G.Roguez interprète une figure aussi maternante que capable de réaction agressive, dans un excellent jeu associant nuances et contrastes. L’intrusion violente de la société d’en-haut nous éclabousse avec un superbe texte de Pasolini (1940), dit off par une ombre humaine indiscrète et menaçante alors que "deux projecteurs très féroces", braquent leurs "yeux mécaniques". Au fil de la montée en puissance dramatique, la présence magique et le jeu de feu follet de M.Beaufort m’ont impressionnée. A partir de la régie, mise en cage sur le plateau, tout finit en feu d’artifice détraqué. Lumières, sons, décor témoignent d’un désastre d’après-guerre, mais le groupe est capable de se régénérer autour du corps de Micha porté par une grappe humaine.

Si l’ensemble du spectacle se joue entre réalisme et "inquiétante étrangeté", M.Clavaguera-Pratx impulse également un souffle poétique et une dimension philosophique avec la métaphore des lucioles. Libres et innocentes, signes de santé de la société, elles sont loin d’avoir disparu car on peut en apercevoir les lueurs fugitives la nuit, pour peu que l’on soit au bon endroit. Et voilà que le théâtre nous place au bon endroit. Entre les lucioles de Dante, âmes damnées en enfer, et celles, innocentes, de Pasolini, définitivement exterminées par le fascisme, c’est l'optimisme de G.Didi-Huberman que choisit M.Clavaguera-Pratx : les lucioles survivent à la destruction. Quelques extraits d'une grande beauté s'intègrent à son excellent texte sans l'encombrer artificiellement et le spectacle reste toujours accessible. Bravo !

Ce spectacle est inoubliable. Source d'interrogations sur la singularité, la liberté et la résistance, riche en plaisir esthétique et foisonnant d’émotions, il offre plusieurs registres de lecture et reste accessible à tous publics adultes et adolescents. La compagnie ouvre les représentations, à l’issue d’un stage, à des comédiens amateurs, et peut proposer aux lieux d'accueil d'élaborer des interventions adaptées à des publics différents (non seulement lycéen mais aussi milieu carcéral ou autre).

Lectures associées : Dante Alighieri. La Divine Comédie. L’Enfer ; P.P.Pasolini. Correspondance 1940-1975 et L’Article dit "des lucioles". Corriere della Sera, 1er Fév.1975 ; G.Didi Huberman. La Survivance des Lucioles, 2009.

Catherine Polge

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