Opium
02 avr. 2016Spectacle de La Zampa (Artistes Associés), vu à L'Odéon (Théâtre de Nîmes), le 9 mars 2016
Une proposition de : Magali Milian et Romuald Luydlin
Avec la collaboration de : Laurent Benard, Benjamin Chaval, Sophie Lequenne, Valérie Leroux,Romuald Luydlin, Corine Milian, Magali Milian, Manusound, Lucie Patarozzi, Denis Rateau, Marc Sens, Anna Vanneau
Collaboration, phase préparatoire : Julien Cernobori (journaliste/anthropologue), Soraya Hocine et Anya Tikhomirova (photographes), Corine Milian (chanteuse), Marc Sens (guitariste)
Genre : Danse contemporaine-Cabaret-Concert
Public : Adultes et adolescents
Durée : 1h10
Création 2016
D’emblée, le son propulse le public dans une autre dimension, en dehors du cadre ordinaire : "l’ivresse pour s’extirper du réel" comme l’annonce le texte de présentation du Théâtre de Nîmes (dont La Zampa est artiste associé pour les saisons 2015 et 2016). De quoi manquer de repère, se perdre et s’oublier. Comme l’opium, "la drogue de l’oubli", qui a inspiré le titre. Pendant un peu plus d’une heure, les spectateurs vont osciller entre la frénésie musicale et la nonchalance des corps.
Dès les premières secondes, une musique assourdissante se propage dans la salle de L’Odéon de Nîmes. Toutes les rangées sont occupées et les spectateurs attendent patiemment que la lumière se fasse sur scène. Mais le son électronique se prolonge crescendo et semble ne jamais s’arrêter. Presque infernal dans son semblant d’éternité. Venant tout droit du plateau, la musique "en live" annonce déjà la couleur d’un spectacle vivant. Trois musiciens, un chanteur et quatre danseuses sont sur scène. Petit à petit, leurs silhouettes plongées dans le noir se dessinent. Certains spectateurs se débouchent les oreilles, enfin. Les danseuses tournent lentement autour d’une table, comme les humains peuvent tourner en rond dans leur quotidien.
Jusqu’à la fin, la chorégraphie restera assez statique, sans doute pour représenter l’immobilisme des néo-révolutionnaires ou montrer l’espèce de schizophrénie humaine poussant à crier au scandale, implorer le changement, déborder d’énergie et d’idées, sans pour autant réussir à atteindre ses idéaux. La pièce navigue entre les notions d’individu et de collectif, d’indifférence et d’engagement politique. Pour faire ressortir cette ambivalence, la compagnie s’est appuyée sur la pensée d’Hannah Arendt. Mais encore faut-il le deviner... Les quelques paroles vides de sens adressées au public représentent-elles la tendance à parler plutôt qu'à agir ? L’étrangeté et les propos décalés déclenchent des rires dans la salle… ou laissent pantois. Le rythme très morcelé s’inspire d’un cabaret (plutôt sombre que festif, ne serait-ce qu’au niveau des couleurs), à l’image des costumes déjantés et dépareillés des danseuses qui se changent sur scène.
Cette fragmentation, ces cassures sonores, ces changements de tenues, brisent définitivement toute tentative de lecture linéaire, comme pour montrer l’absurdité de ce monde. Sans doute une manière d’exprimer la difficulté à "faire peuple" puisque la compagnie interroge la notion de communauté et de groupe. Les masques "cabaret" portés par les danseuses en début de spectacle représentent-ils l’hypocrisie cachée derrière certains discours qui unissent les Hommes autour d’une nation, d’un idéal commun, pour le meilleur et pour le pire ? Soudainement, une voix "off" masculine parle de guerre avec un accent et raconte avoir "tué à 15 ans".
Mais derrière cette critique sociale martelée par la batterie, la guitare électrique et des chansons en anglais à tendance rock, on perçoit aussi de la beauté et de l’harmonie. Par moment, les mouvements s’accordent. Des galipettes en file indienne, délicates, aériennes, parfaitement maîtrisées, apportent un peu de légèreté et de douceur en bord de scène. L’absence d’élan, sublimée par la danse, semble s’infiltrer dans chaque membre du corps : une paresse dévore les danseuses, parfois jusqu’à leur chair, dévoilant leurs torses et leurs seins nus. La nudité serait-elle un passage incontournable du spectacle contemporain ? La pièce se veut originale mais utilise des mécanismes qui ont un air de déjà-vu. Cela pourrait passer, mais l’on aimerait surtout que passe l’émotion…
À la fin, la boucle est bouclée. On retrouve la même configuration qu’au départ autour d’une table. Un tableau qui semble illustrer l’aspect cyclique, répétitif, des crises et des euphories sociétales. La musique se déchaîne alors que les corps s’engourdissent. Les applaudissements, eux, sont énergiques et des "bravos" fusent dans la salle. Le public semble toutefois mitigé. Derrière moi, j’entends un adolescent conclure : "je n’ai rien compris". Si l’expression des corps en danse contemporaine n’est pas toujours compréhensible ou accessible aux profanes, le travail esthétique et recherché de La Zampa mérite tout de même d’être souligné. Leur création s’inscrit dans un projet lancé il y a plus d’un an : le fruit d’une collaboration avec un journaliste anthropologue et deux photographes.
Lauren Muyumba