Medina Merika
Medina Merika

Spectacle de la Compagnie Nomade in France (42), vu au Théâtre du Gilgamesh, Avignon OFF, le 28 juillet 2016

 

Avec : Mario Guerrero, Toma Roche, Nestor Kéa, Georges Baux, Abdelwaheb Sefsaf

Texte et mise en scène : Abdelwaheb Sefsaf

Collaboration à la mise en scène : Marion Guerrero

Musique : Aligator (Baux/Sefsaf)

Genre : Théâtre, chants, musiques

Public : Tout public à partir de 10 ans

Durée : 1h30

Création : 2015

 

"Le monde m'est apparu soudain comme un immense palais dont les pièces communiquent entre elles par mille portes grandes ouvertes : et nous étions sûrement capables de passer d'une pièce à l'autre par la grâce de notre mémoire et de notre imagination." Orhan Pamuk

Bluffés ! "Medina Merika", le spectacle de la Compagnie Nomade in France, ne se définit pas facilement tant il est dense, varié, riche de multiples modes d'expression, de plusieurs niveaux de lecture, de plusieurs tableaux en un va-et-vient entre l'histoire singulière d'Ali, le cinéaste assassiné, et l'Histoire des printemps arabes confisqués et l'ombre menaçante du fondamentalisme. C'est tout d'abord le texte magnifique d'un écrivain surdoué Abdelwaheb Sefsaf (il est aussi musicien, chanteur, comédien), librement inspiré du roman du Turc Orhan Pamuk : "Mon nom est Rouge". Un texte parfois tendre et poétique, souvent drôle et même féroce, jamais manichéen, toujours vif et subtil. L'histoire se raconte à plusieurs voix : le Mort, le Borgne, la Femme et le Chien. Cette multiplicité des points de vue crée une profondeur de champ d'autant que chaque voix n'est pas qu'une représentation symbolique mais bien un personnage habité et complexe.

Le Mort, tout d'abord, entre "Orient désorienté et Occident oxydé", construit sa propre expression artistique. Il est lui-même épanoui dans cette dualité, ancré dans sa tradition sans s'interdire sa passion qui est le cinéma américain. Et là, on pense bien sûr à Sefsaf lui-même, Franco-Algérien et homme de cultures. Parmi les autres voix, le Borgne (l'assassin) est difficile à cerner et par là même passionnant. Est-il seulement intéressé (image du businessman sans vergogne), est-il jaloux de la belle Lila, de l'attention du père de celle-ci qui est un maître artistique, est-il plus subtilement jaloux de ce qu'Ali est devenu en tant qu'humain? Le fondamentalisme s'infiltre, porté par l'hypocrisie. Lila, la Femme, vit sa dualité de femme arabe, tendre mère et amoureuse mais aussi femme libre plus difficilement que son mari. Car la femme est un enjeu dans un monde d'hommes, y compris en Occident. Quant au Chien, c'est un personnage extérieur, lucide, ironique et distancié, qui porte un regard sans concession sur la société qui l'entoure.

Les comédiens et les musiciens sont tous excellents. Ils savent tout faire : ils jouent dans la puissance ou la retenue avec une grande densité, ils explorent différents genres, ils chantent, ils dansent et on est transporté, ballotté, d'un monde à un autre, porté par des chansons (magnifiques Beirut et Bagdad) auxquelles répondent des images vidéos, relations de l'intime à l'universel. Une belle oeuvre, subtile et accessible, drôle et tragique, fusion de différents moyens d'expression, codes et genres, comme un appel à la rencontre.

Claire Beauvais

Note personnelle à l'auteur et aux comédiens/musiciens : "Les chiens fous ne font pas des chats, et tous les 'rats' sont dans la nature, surtout les rats grimés en lapins…"

Polar or not polar ? À l'orée d'une oasis se cache le cinéma, The Cinema, l'Actors Studio et sa flamboyance dépouillée, vue d'ici : Alger, Tunis, Beyrouth, Bagdad… Le jeune réalisateur en vogue, visionnaire et humble, a visité l'oasis, l'espace d'une courte vie de star. Et il tient un nouveau synopsis, fouillé, qui va bousculer les codes moraux… Puis, la forêt de Palmes, pleine d'eaux douces et de parfums, est redevenue mirage : le jaloux producteur, pseudo artiste et pseudo religieux, l'a assassiné. Ou bien est-ce juste une jalousie sinistre entre cinéastes, ou même la convoitise honnie de la femme de l'autre, jusqu'au meurtre. L'enquête viendra par un chien renifleur...

L'homme qui meurt montrera souvent sa foi vraie, son amour de l'autre, de l'universel ; la beauté de la Vie ensemble. Mais le libéralisme débridé, si neuf, est-il bien un pas vers la liberté, vers une révolution, un printemps arabe ? Le décor planté est urbain, grouillant, dynamique, contradictoire et volontairement labyrinthique, parce qu'il se nourrit d'une mosaïque de passions, de règles, de vies voulues ou non, de complots médiatiques, de pouvoir. Enfin, le scénario n'est qu'habit à une vision jeune, un zellige épris de liberté, d'émancipation féminine, d'autodérision, cerné par la misère, la violence conjugale, un Islam parfois rigoriste…Ici, ne vous y trompez pas, on prêche l'humour, le Rire, porté très haut, le verbe cru de la rue qui tranche comme une lame, exécute ce qu'a vu l'œil acerbe du conteur chanteur.

La musique électro world, samplée, chaloupée, mystique du Sud, méditerranéenne, entre en vous comme du Santal, du Lilas livré par Ibrahim Maalouf ou Bachar Mar-Khalifé ! Georges Baux et Nestor Kéa glissent avec raffinement entre les deux rives, entre les instruments acoustiques, les guitares, le oud et l'échantillonneur, la table de mixage. Les voix se répondent, s'apostrophent, offrant tribune à un Abdelwaheb Sefsaf gouailleur, une Marion Guerrero forte et sensible, ou un Toma Roche plus slameur... Une certaine fusion musicale qui porte le futur de nos plages d'écoute.

Grande baffe : les musiciens sont acteurs, le texte est musique, ça y est ! J' y suis ! Nous sommes dans un concert des "Mille et une nuits", comme un rêve party éveillé ! Si vous allez voir ce spectacle, qui sait le jardin que vous trouverez derrière une nouvelle porte?

Hervé Pace

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