Jusque dans vos bras

 

Un spectacle produit par les Chiens de Navarre (Paris, 12e), vu le 24 avril 2018 à la MC93 (Bobigny).

Mise en scène : Jean-Christophe Meurisse
Comédiens : Caroline Blinder, Céline Fuhrer, Matthias Jacquin, Charlotte Laemmel, Athaya Mokonzi, Cédric Moreau, Pascal Sangla, Alexandre Steiger, Brahim Takioullah, Maxence Tual, Adèle Zouane

Genre : Théâtre
Public : Adulte
Durée : 1h45

Vingt ans environ que  je n’étais pas allée à la MC93 de Bobigny : il fallait les Chiens de Navarre pour m’y ramener.  Depuis, le théâtre a été rénové. Le hall central est spacieux et lumineux, doté d’une petite cafète sympathique  et d’une librairie théâtrale de poche. Le tout est très accueillant. Pourtant, on a beau se trouver au cœur du 93 bigarré, le public est à peine plus diversifié que par ailleurs, quoique plus jeune. Or "Jusque dans vos bras" parle précisément de ce problème ; de notre société française telle qu’elle est et telle que le discours délétère ambiant la réfute, la relègue, l’ostracise. "Jusque dans vos bras", un spectacle magistral, interroge le concept d’identité nationale pour mieux en révéler l’aspect chimérique et la déprime d’une société tout entière.

Le théâtre a été refait à neuf et pourtant lorsque l’on pénètre dans la salle, après la contrôle, une odeur de moisi et d’humus vous saisit à la gorge. Je m’interrogeais sur la qualité des travaux entrepris quand j’ai débouché sur une vaste pelouse. Elle occupe tout le plateau. Elle tient lieu de décor - tantôt parc urbain, tantôt Méditerranée - aux 10 tableaux qui vont se succéder dont un prologue qui annonce, avec force causticité et irrévérence, la couleur.

Chaque tableau dresse une rencontre avec l’autre ou supposé tel. Chacun se termine généralement en zizanie. On assiste, dans l’ordre, à l’enterrement d’un mort pour la France (à moins que ce ne soit l’enterrement de la France elle-même), puis à un pique-nique bobo, à un marivaudage entre De Gaulle et Marie-Antoinette, à la traversée de la Méditerranée, à l’entretien d’un migrant à l’Ofpra, à la famille d’accueil, à la conquête intergalactique, à Jeanne d’Arc et enfin à Obélix. Pour interpréter l’ensemble, ils sont 18, sept techniciens et onze comédiens, tous fantastiques dans la multitude des rôles endossés.

Il serait vain de vouloir résumer un spectacle d’une telle richesse et qui emprunte tous les ressorts théâtraux pour faire prendre conscience au public de la lepénisation des esprits. Je me contenterai d’évoquer quelques exemples qui m’ont particulièrement plu et qui rendent compte de l’intelligence du propos.

La mise en scène relativise ce qui est donné à voir et contredit ce qui est donné à entendre. Ainsi, dans le tableau n°2, nous assistons au pique-nique bobo. Le groupe d’amis s’assoit en avant-scène. Côté cour, en fond de scène, sous un lampadaire, un homme noir fume en silence après avoir poétisé à la façon d’Hugo et joué de l’harmonica. Côté jardin, un homme vient faire bronzette. Les convives discutent et ceux qui se revendiquaient naguère de gauche abondent en propos racistes, homophobes, jusqu’à remettre en cause la nationalité d’une de leur copine qui a le malheur d’avoir des origines. La question que pose la mise en scène est la suivante : qu’est-ce qui est le plus choquant? Qu’est-ce qui fait le plus peur? L’homme noir à capuche en fond de scène, le naturiste exhibitionniste qui essaie de faire de son sexe un hot dog (!), ou le groupe de trentenaires, bien propres sur eux et qui surenchérissent dans l’ignorance crasse et l’amalgame ? 

La prise à partie du public est une autre façon de questionner notre rapport actuel au monde. Le tableau n°4 est celui de la traversée de la Méditerranée. Le canot est en fond de scène, plein à craquer, et, comme il se doit, en perdition. Les malheureux appellent le public à l’aide. Seules quatre personnes oseront descendre des gradins et affronter des requins de pacotille, façon Interville. Quatre et pourtant nous sommes au théâtre ; quatre et pourtant, même dans la vraie vie, nous ne sommes plus à l’époque où aider signifiait risquer la mort…

Commencer par soi-même. Autrement dit, la troupe est un bel exemple de diversité. Des filles, des garçons, des couleurs, des jeunes et des moins jeunes et même un géant. Brahim Takioullah interprète De Gaulle. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un comédien en échasses ou bien juché sur un collègue. Mais, au salut, Brahim Takioullah apparait dans toute sa singularité : vérifications faites, il est le deuxième homme le plus grand du monde et mesure 2,46 mètres ! C’est un comédien amateur mais qui campe un De Gaulle posé face à une Marie-Antoinette bien délurée.

La convocation des figures historiques est hilarante. Les Chiens de Navarre leur tirent dessus à boulets rouges pour démystifier ce qui constitue sans doute le meilleur terreau de la supposée identité nationale. Marie-Antoinette atteint le summum du gore et du mauvais goût dont le spectacle raffole pour le meilleur effet. Couverte de sang, elle comble sa trachée ouverte d’un tampon, seul moyen qu’elle ait trouvé, dit-elle, pour stopper l’hémorragie. Jeanne d’Arc, notre chère pucelle éthérée, se présente sous la figure d’une poissarde à l’armure poussiéreuse en quête d’un bon coup qu’elle choisira dans le public.

Néanmoins, le spectacle ne se réduit pas à une succession de sketchs. Il sait faire la part belle aux images, riches en émotions et desquelles l’habillage musical n’est pas étranger. J’évoquerai, parmi d’autres, le dernier tableau. C’est un peu la Madeleine de Proust. L’identité nationale, si elle existe, se résume simplement au souvenir de la lecture, enfant, d’Astérix et d’Obélix. Obélix est là, d’ailleurs, sur scène. Il déprime. Mais à la demande de son interlocuteur, il rejoue une énième fois la scène de la poissonnerie dans la "Zizanie", sur le thème des "Variations Goldberg".

Mon compte rendu tient un peu du catalogue mais il est difficile de faire comprendre ce qui ne peut qu’être vu. Par l’excellence du jeu, l’audace, le rapport au public, l’irrévérence et le côté décalé, les Chiens de Navarre s’inscrivent dans la même lignée que les 26 000 couverts. Mais "Jusque dans vos bras" est un spectacle autrement plus politique et juste essentiel par les temps qui courent. Quel dommage qu’il ne joue qu’une semaine !

Catherine Wolff

Retour à l'accueil