Paroles gelées
11 juin 2018
Un spectacle co-produit par le Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées et le TGP de Saint-Denis, vu le 20 mai 2018, au TGP (93, Saint-Denis).
Mise en scène : Jean Bellorini
Comédiens : Marc Bollenger, Patrick Delattre, Karyll Elgrichi, Samuel Glaumé, Jacques Hadjaje, Camille de la Guillonnière, Blanche Leleu, Clara Mayer, Teddy Melis, Judith Perillat, Geoffroy Rondeau, Hugo Sablic, Damien Zonobly
Genre : Théâtre
Public : Adulte
Durée : 2h15
Grande aficionada de Jean Bellorini, j’avais raté il y a six ans "Paroles gelées". Je le remercie de m’avoir donné une seconde chance en le reprogrammant au TGP qu’il dirige. En 2014, "Paroles gelées" a été récompensé du Molière du meilleur spectacle de théâtre public et de la meilleure mise en scène d’un spectacle de théâtre public. C’est tout juste une évidence !
"Paroles gelées" porte sur le plateau la parole de Rabelais à travers, essentiellement, le quart livre. Ça tombe bien, toute littéraire que je sois, je ne suis jamais parvenue à aller au bout de Rabelais tant la langue est dure à entendre pour une oreille contemporaine, tant la farce philosophique s’est complu à me perdre en route maintes fois.
Pour relever cette gageure, ils sont treize sur scène. Trois musiciens et dix comédiens polyvalents, aussi incroyablement à l’aise dans le texte que dans la danse, le chant ou la musique.
Le texte est donné à entendre dans sa langue originale. Quand le sens risque d’échapper au spectateur, l’excellent Camille de la Guillonnière, par ailleurs co-adaptateur du texte avec Jean Bellorini, intervient, tel un docte professeur, depuis son bureau couvert de livres côté jardin, pour nous éclairer. Mais la plupart du temps, le verbe truculent résonne par lui-même et trouve le chemin de notre intelligence par l’époustouflante mise en scène.
Le spectacle est une succession de tableaux qui relatent l’Odyssée de Panurge et de Pantagruel à la recherche de l’oracle de la dive bouteille. Après une mise en bouche, façon cabaret avec le torche-cul, le rideau s’ouvre sur un bassin carré, plein d’eau. Tout le monde joue en bottes de caoutchouc ! En fond de scène, un podium pour les musiciens. Quatre lustres, des escabeaux, des tables et des chaises, un vieux poste à tubes et un fantastique jeu de lumières vont s’animer au gré de la quête. Il est impossible de relater les scènes tant chacune est riche de trouvailles dramaturgiques. Je me contenterai d’en relater une ou deux pour donner un aperçu de cette fête intégrale de tous les sens. Pour commencer, la scène du presque mariage de Panurge. Visuellement, c’est un régal. Panurge est sur un vélo, lequel est incliné en équilibre sur une table et une chaise. Sa dulcinée dont la robe vient de tomber des cintres est assise derrière, sur un escabeau. Derrière vient la suite. Deux couples assis l’un derrière l’autre. Devant, Pantagruel qui tient une grosse bouée en guise de volant. La noce s’élance : lumière blanche sur fond noir, Panurge pédale, les couples évoluent en portées comme s’ils avançaient, Pantagruel conduit bel et bien : l’illusion est totale. Puis la jeune femme ramène sa robe sur son ventre, telle l’annonce d’un heureux évènement et Panurge de tomber en aporie. Doit-il ou non se marier ? Se marier, c’est risquer l’infidélité de sa femme. Ne pas de marier, c’est renoncer aux "pagnios" et il en veut plein, des "pagnios" qu’il appellera tous Jean. S’ensuit une énumération de tous les noms composés possibles auxquels les deux co-adaptateurs ont pris plaisir à en rajouter encore avec des "Jean-cul" et autre "Jean-Paul II". Tout le spectacle est à l’avenant. Et lorsque décidément le texte se fait trop retors, qu’importe, il reste le plaisir inouï de ces images sidérantes. Ainsi, au cours de leur Odyssée, Panurge et ses compagnons tombent sur une femme. Je ne saurais vous raconter : je n’ai rien compris. Mais j’ai vu une sirène blanche sortir d’un demi-cercle d’eau, blanc aussi, et miroitant si bien que je me suis laissée porter tranquillement jusqu’à ce que le texte fasse sens de nouveau, ou pas.
Les paroles gelées, nous dit Rabelais, sont des dragées précieuses, des paroles de vérité. C’est au théâtre qu’elles se dégèlent car, au cas où le sens resterait obscur, les images, la musique (et sur ce texte précisément, "L’air de l’hiver" de Purcell), le jeu des comédiens, les lumières ou la danse sont autant d’adjuvants pour nous aider à entendre. Par son aspect baroque, le spectacle de Jean Bellorini est une réussite totale. A tel point que j’y retourne dans quinze jours avec ma cadette !
Catherine Wolff