Une bouteille à la mer
31 juil. 2018
Spectacle (coproduction) de la Cie de briques et de craie (75) et Passage Production (94), vu le 16 juillet 2018, Festival Avignon OFF, Théâtre Le Petit Louvre.
Avec : Eva Freitas, Aurélien Vacher
Mise en scène : Camille Hazard
Musique : Louis Sclavis, Bastien Nouri
Producteur : François Nouel
Genre : Théâtre
Public : Tout public (à partir de 12 ans)
Durée : 1h25
Deux chaises séparées par un barbelé. Deux jeunes que tout oppose. L’un vit à Gaza, l’autre à Tel Aviv. Des kilomètres les séparent, et pourtant, ils découvrent au fil de l’eau qu’ils se ressemblent. Tal et Naïm sont de la même génération. Ils partagent les mêmes émotions, les craintes mais aussi les rêves. Ils ne vivent pas dans la même ville, mais en face d’eux, il y a la mer. Une même rive. Une bouteille jetée à l’eau donne naissance à une correspondance. Cette rencontre à travers les mots va bouleverser leur existence et leurs croyances.
Cette pièce, basée entièrement sur le texte de Valérie Zenatti « Une bouteille dans la mer de Gaza », nous livre une forme de théâtre engagé sur un fond romanesque. Une lutte contre les idées reçues. Une ode à la paix. Dès les premières secondes, un grondement sourd retentit dans la salle en même temps que les lumières s’éteignent. Le cadre est posé : une atmosphère dramatique se fait sentir. Un film projeté en arrière-plan montre des images de Jérusalem, pour nous plonger quelques instants en Terre Sainte où règne le conflit israélo-palestinien. Quelques dates clés vont être prononcées par les protagonistes, telles que l’espoir d’une progression vers la paix avec les accords d'Oslo de 1993. Mais les récits des personnages ne s’attardent pas sur ces faits historiques car l’objet de la pièce est tout autre : le débat politique est estompé pour ne laisser apparaître que l’humain. « Une bouteille à la mer » raconte une rencontre entre deux adolescents. Une relation à distance, platonique, amicale, peut-être même amoureuse.
On ne décroche pas une seconde, malgré la forme épistolaire, la durée d’1h25 (plus que la moyenne des pièces au Festival d’Avignon) et une mise en scène sobre, plutôt statique. Le spectacle est porté par un texte particulièrement bien écrit, sans être appesanti par l’aspect littéraire. De la matière exquise pour les comédiens qui savent lui donner du relief et de la sincérité. Le rythme est assez fluide pour nous embarquer et nous faire voyager. C’est vivant et bien joué. Le public suit leurs conversations, où chacun revient sur scène pour répondre à l’autre. Ils se croisent, mais le lien est là. Il se tisse, de plus en plus fort, jusqu’à les réunir à un moment donné sur le plateau, malgré une frontière invisible.
« Naïm », désigne dans le Coran l'un des jardins du Paradis. En hébreux, « Tal » signifie « rosée du matin ». Deux êtres qui ont le goût du bonheur, qui s'accrochent à leurs rêves. Un beau message d’espérance, de tolérance et de fraternité. La paix, les deux protagonistes la réclament et désirent la voir arriver. Une jeune fille juive, un jeune homme musulman. Sont-ils si différents ? La société les a déjà séparés, avant même qu’ils ne puissent émettre un jugement, un avis ou même un préjugé. Des similitudes apparaissent à travers la lecture de leurs lettres : de l’enthousiasme et de l’espoir, mais aussi de la colère, de l’incompréhension, parfois du cynisme, et chez le garçon un certain sarcasme au début. La première réponse de Naïm est froide et moqueuse, mais Tal ne se décourage pas. C’est elle qui a jeté la bouteille à la mer, qui a fait le premier pas vers l’inconnu. Celle peut-être qui a le plus soif… De connaissance ? De découverte ? Soif d’amour ? À travers leurs échanges, on perçoit qu’elle pose davantage de questions qu’elle ne trouve d’explications. Elle semble chercher un camarade. Un allié. Chacun raconte sa vie, son quotidien, avec simplicité. Tous deux rêvent d’un ailleurs.
Tal et Naïm se voient une seule fois virtuellement, grâce à la webcam. Un moment touchant où semble se mêler amour et amitié. Tout au long du spectacle, les comédiens réussissent à rendre leurs personnages très attachants. C’est une invitation à aller au-delà des frontières, visibles et invisibles. Il y a un message d’espoir puisque chacun tente de réaliser son rêve. Tal est attirée par le cinéma et l’univers des tournages. Elle passe derrière la caméra pour réaliser des documentaires. Naïm va à la rencontre de jeunes de son âge issus d’autres pays, un Italien et un ami de Londres. Pour clôturer la pièce, une nouvelle vidéo est projetée sur scène et Naïm arrive sur le plateau en costard. On apprend alors qu’il part travailler au Canada, avec l’espoir de retrouver Tal dans 3 ans. Il lui donne rendez-vous en Italie et annonce qu’il attendra avec la bouteille sous le bras. Le jeune homme a besoin de s’émanciper, de voyager et de se sentir libre. Ce silence annoncé ne ressemble pas vraiment à une rupture : on sent déjà un parfum de futures retrouvailles. Comme si leur rencontre n’était pas terminée et que leur relation ne faisait que commencer.
Durant leur correspondance, les deux adolescents racontent leur vie, les joies mais aussi les drames et les peines, à l’image du témoignage poignant de Tal qui vient malgré elle, d’assister à l’explosion d’un bus, juste sous ses yeux. « Pourquoi eux ? Pourquoi pas moi ? » Après le choc, le traumatisme et le silence, les questions se bousculent dans sa tête. Elle aura quand même la force de le raconter à son nouvel ami et trouvera dans sa réponse du réconfort. Ils se rendent comptent, petit à petit, que chacun comprend ce que l’autre est en train de vivre. Lui aussi marche parfois la peur au ventre, avec la crainte d’être témoin d’un drame au coin d’une rue. Quand ils n’ont plus de nouvelles de l’autre, ils s’inquiètent. Preuve de la naissance d’un attachement réciproque. La pièce souligne les points communs mais aussi les contradictions qui animent les deux personnages. On perçoit parfois de la jalousie chez le garçon quand il décrit Tal comme une « bourgeoise » ou une « fille à papa ». Naïm va ensuite s’adoucir. Il tient d’ailleurs le rôle qui va le plus évoluer, s’autoriser au fur et à mesure à se livrer et s’ouvrir à l’autre. À travers leurs récits et la découverte de leurs ressemblances, on discerne aussi l’ennui. C’est peut-être aussi cela qui pousse Tal à aller vers une forme de transgression, portée par le goût de la curiosité et de la liberté.
Naïm regrette que la singularité de chaque citoyen soit parfois niée, au profit d’un « pluriel » qu’il découvre à travers les médias mais qui ne semble pas correspondre à sa propre réalité. Il entend sans cesse « les Palestiniens », mais souligne que l’on oublie le « il » et le « je ». Les personnages sont vifs et ont la fougue de la jeunesse, mais ils expriment aussi parfois la fatigue qui les gagne et le poids qu’ils sentent sur leurs épaules : celui de porter tout un peuple. « Attaque ou attentat ? » Les personnages, refusant d’être manichéens, parlent de l'importance du langage et de la part de conscience et d’inconscience qu’il comporte. Ils ont l’idée que l’entente serait plus forte, si les deux peuples s’entendaient sur les mots. Pour illustrer cela avec humour, ils expriment l'envie de créer un « dictionnaire bi-national ». On découvre d’ailleurs que Naïm comprend et parle aussi l’hébreux. Un point commun de plus.
Les adolescents tentent de faire preuve de discernement et d’objectivité, que ce soit envers leur propre communauté ou celle de l’autre. C’est ainsi que le jeune homme dénonce ouvertement les restrictions imposées par des extrémistes qui veulent mettre en place la charia, et qu’il parle sans tabou des mesures sécuritaires du côté israélien. Selon lui, il y a d'un côté ceux qui utilisent des jeunes comme Martyrs pour attaquer, et de l’autre ceux qui ont les moyens matériels et financiers. « Certains pensent que la paix amènera la sécurité, d'autres, que la sécurité amènera la paix », résume-t-il en quelque sorte. Naïm tente de décrypter la situation, de dresser un tableau teinté de nuances. Le désert de Gaza et les maisons grises qui contrastent avec la taille des immeubles du territoire voisin. Les femmes qu'il voit peu dans les rues, contrairement à Tel Aviv où elles marchent librement, cheveux au vent. Les personnages semblent avoir décidé de ne pas choisir leur camp et de rester en retrait, comme des spectateurs impuissants face aux drames qui se déroulent autour d’eux. Avec, comme seule arme, les mots. Et leurs rêves.
Lauren Muyumba