Retour à Reims
27 janv. 2020Un spectacle produit par le Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse) et vu à la Criée le 21 novembre 2019.
Adapté de l'essai Retour à Reims de Didier Eribon.
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Comédiens : Cédric Eeckhout, Irène Jacob, Blade Mc Alimbaye
Genre : théâtre
Public : adulte
Durée : 2h
Un plateau de théâtre, un studio d'enregistrement, un écran de cinéma. On entre sans faire de bruit dans « Retour à Reims ». La moquette étouffe les sons, les micros les étoffent ; rien ne pourra être dit en l'air sur ce plateau qui se veut tout yeux tout oreilles.
Un silence feutré et habité qui nous invite à un beau moment d'attention à la création, grâce à l'intermédialité. Le moment présent existe pour lui-même - c'est le théâtre - mais aussi en vue d'une oeuvre postérieure - c'est la radio, l'enregistrement - qui se nourrit de souvenirs d'autres lieux et d'autres temps - c'est le cinéma. Un rendez-vous à la croisée des disciplines et des temporalités pour se demander que faire du passé au moment même où l'on peut adresser la parole au futur.
Trois personnages pour s'interroger : le réalisateur du documentaire, une actrice qui prend en charge la narration du film et le propriétaire du studio d'enregistrement. Loin de les réduire à leur fonction, Ostermeier réussit le tour de force de révéler la profondeur des personnages par la seule confrontation à leur environnement : les interactions immédiates entre eux, l'actualité politique, les réflexions et réactions autour de la pensée de Didier Eribon. La pièce est pensée à deux niveaux : l'essai « Retour à Reims » d'Eribon, dans lequel le sociologue pense par le biais de sa propre expérience les mécanismes d'exclusion et de différenciation sociale, et la genèse parallèle du documentaire. Rien n'est joué d'avance. Il faut parvenir à trouver ensemble comment distribuer et utiliser l'espace de création disponible. Justement, n'est-ce pas en remplaçant une parole politique absolue par la confrontation de différents points de vue mis à égalité qu'Ostermeier remporte son pari ? Pour comprendre la montée des nationalismes et lutter contre nombre de clichés, la pièce travaille à court-circuiter les a priori. Il faudrait voir à ne pas réduire les actrices à des dindes capricieuses et creuses, le rap à un genre mineur et illégitime, les gilets jaunes à un mouvement nationaliste, Eribon à un intellectuel entièrement dissocié de son passé... Chaque réplique est chargée d'une histoire, d'une réalité sociale. Chaque échange est une confrontation qui laisse entrevoir une fraternité possible. On peut qualifier le théâtre d'Ostermeier de politique, d'intégralement politique.
D'autant plus politique que son engagement ne se fait pas aux dépens de l'esthétique : c'est en étant vrai qu'il est beau. Par le réalisme des débats, dans une réception et une réaction directe au réel. Les très belles images du documentaire apportent un détour qui prévient l'effet « réel reconstitué » qui aurait pu survenir, même si les jeux de Cédric Eeckhout et de Blade Mc Alimbaye n'ont pas la constante spontanéité d'Irène Jacob.
Ostermeier propose donc une création riche en points d'interrogation, qui joue des variations d'esthétiques et de médias pour interroger nos représentations des classes : artistes, intellectuels, ouvriers, manifestants... Pari globalement réussi, même si je ne suis pas sûr d'avoir fixé mon avis sur la conclusion du spectacle. L'aspect choral ne court-il pas finalement le risque d'une instrumentalisation du réel, et donc la réduction à un argument politique ? Ou au contraire cette redistribution de la parole n'est-elle pas la preuve qu'elle a pu revenir à tout citoyen dont l'avis et la mémoire constituent notre identité nationale, et non pas seulement la parole émérite du sociologue ? Je vous invite vivement à pousser les portes du studio pour vous en faire votre propre avis...