Entretien avec Sarah Sourp et Violaine Guillaumard, du Théâtre National Populaire de Villeurbanne
11 mars 2021
Me voilà au Théâtre National Populaire de Villeurbanne (69) en compagnie de Sarah Sourp, attachée aux relations avec le public de la cohésion sociale et Violaine Guillaumard, attachée aux relations avec le public scolaire.
Mathieu Flamens : Quand on regarde le listing de l’équipe, on voit que le TNP est attaché à plein de choses ! Mais attaché à quoi, précisément ?
Sarah Sourp : Mon secteur, celui de la cohésion sociale, est assez représentatif de l’histoire du TNP. Le public de la cohésion sociale, ce sont les personnes assez éloignées de l’offre culturelle, ou qui ne viendraient pas spontanément au théâtre. Par éloignées, j’entends éloignées culturellement, géographiquement, et financièrement - car même si nous proposons des tarifs assez bas, ils ne sont pas toujours dans la priorité des personnes en situation de précarité. Je suis très attachée au fait de faire venir les gens qui ont ce profil-là au théâtre. Je fais plutôt un travail de territoire sur Villeurbanne où je sollicite des relais dans les zones prioritaires de la politique de la ville : centres sociaux, MJC, conseils de quartier, animateurs de rue en lien direct avec les habitants… Et surtout les associations, dont Villeurbanne fourmille. Voilà ce qui dessine ma zone d’action !
Violaine Guillaumard : De façon plus large, on est avant tout attachées à l’histoire de ce théâtre. Un théâtre un peu particulier dans l’histoire du théâtre français, un théâtre populaire pensé comme tel… Qu’est-ce que cela raconte du fait que le théâtre demeure aujourd'hui réservé à une élite sociale ou intellectuelle ? Cela raconte une séparation sociale, que l’on n’a pas envie d’ignorer quand on travaille au TNP. Nous sommes attachées, dans notre travail, à une envie de théâtre, mais surtout de rencontres. Que peut-on raconter de fenêtres qu’on ouvre, de découvertes qui s’effectuent par le théâtre - au TNP ou ailleurs ? Voilà l'intérêt de sectoriser tous ces publics. C’est un besoin problématique, car on oublie plein de gens, et qu’on place les autres dans des cases. En même temps, c’est important d’affirmer que ces cases-là existent : si on les ignore, on ne peut pas travailler avec. Notre métier-même est un endroit de décalage, de rencontres, de quelque chose qu’on invente ensemble.
M.F. : Et en ce moment, vous hibernez ?
V.G. : On ne peut pas dire que le théâtre est en hibernation. Le désir qui se manifeste parfois de le fermer et de se mettre en chômage technique - parce que c’est épuisant de faire des réunions tous les jours, de faire et défaire les choses à la chaîne - n’a pas été mis en application, parce qu’au fond ce désir on ne le ressent pas vraiment. Il faut dire aussi que le TNP est énormément favorisé et soutenu, et ce serait bien malvenu de notre part de baisser les bras alors que nous recevons ces subventions publiques et que d’autres acteurs sont bien plus en difficulté que nous.
S.S. : On n’est pas du tout en hibernation, même si chaque personne a la liberté de choisir entre préserver ses forces pour plus tard ou continuer à maintenir le même rythme de travail. On est amené à se réinventer à distance, à repenser nos projets… Depuis quelques temps, nous échangeons beaucoup entre nos secteurs sur nos idées, nos tentatives… Je ne sens pas de baisse d’activité à ce niveau-là.
V.G. : Le mot de “réinventer” me fait sourire… Je ne sais pas si on se réinvente, je n’en ai pas l’impression. Ce verbe me gêne un peu, alors même qu’il y a des décisions politiques non-anodines qui sont prises en ce moment au sujet de ce que peuvent faire ou non les structures culturelles. Je ne crois pas qu’on se réinvente en ce moment car c’est le propre des théâtres d’être des lieux de réinvention, nous le faisons simplement avec des contraintes qui ne sont pas les mêmes que d’habitude.
Les marionnettes des Sept Sœurs de Turakie, du Turak Théâtre, attendent leur public... Crédit : TNP
M.F. : Un groupe passe dans le hall. Mais ce théâtre est complètement habité ! Il y a des allées et venues, des répétitions, des séances scolaires ?
V.G. : La chose principale qui s’y passe c’est la préservation de la création. Toutes les répétitions qui devaient avoir lieu ont lieu, et les salles libérées sont mises à disposition des compagnies qui pourraient en avoir besoin. En intérieur, le théâtre n’hiberne pas. Il se passe toujours quelque chose. Il n’y aura plus, jusqu'à nouvel ordre, de séances scolaires au TNP, mais nous avons pu accueillir 500 élèves en janvier ! C’était assez incroyable : les spectateurs - professeurs et élèves - étaient à la fois heureux et ébahis de ces sorties au théâtre.
M.F. : Comment trouver l'équilibre ou le compromis entre l'adaptabilité au jour le jour et une stratégie sur le long terme ?
S.S. : C’est compliqué : on est toujours dans cette adaptabilité, dans le court terme, voire dans l’urgence. On n’a pas de mesures de restrictions sanitaires, de choses claires qui sont écrites. Ce qui est difficile pour moi, c’est d’avancer dans le flou, sans savoir ce que j’ai le droit de faire ou pas. Pour mes ateliers enfants par exemple : est-ce que je peux les recevoir s’ils ont moins de 11 ans ? Et s’ils ne viennent pas du même établissement scolaire ? Tout cela, ce sont des questions qui n’ont pas été traitées par le ministère de la culture. Je comprends la difficulté de nous donner une date de réouverture. Mais je pense que des consignes claires auraient dû être données dès le mois de mars.
V.G. : Non, on ne trouve pas d’équilibre, et on s’épuise, tout en étant tellement enchantés dès que quelque chose se passe que cela suffit à nous donner un peu d’énergie. Depuis janvier, il y a une mobilisation des acteurs culturels sur le fait de décaler intégralement les saisons, d’avoir une date de réouverture même si elle est dans six mois. Arrêter d’être dans le temps court. D’ores et déjà, on a annulé tous les spectacles de février et mars. Cela va nous permettre de faire autre chose que sans cesse faire et défaire notre travail !
S.S. Imaginer d’autres dispositifs en connivence avec les mesures sanitaires. Cela nous a fait du bien : on a mis nos zones de force dans des zones très concrètes, tandis qu'avant elles se dispersaient. On avait l’énergie de renouveler en permanence nos pratiques, mais on voyait que ça ne se faisait pas. Je pense que cela nous met à présent dans quelque chose de plus sain.
V.G. : Mais je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle… Cela veut dire que l’on s’adapte, alors que c’est un équilibre qui ne correspond pas à notre travail.
M.F. : Est-ce que cette crise révèle des failles ou des insuffisances qui existaient déjà ?
V.G. : Sur la question du numérique, oui. Et en même temps, on n’a pas trop envie de s’engouffrer là-dedans. Des choses sont mises en place : des captations de spectacle, des capsules métiers, des ateliers de théâtre filmés pour que les professeurs puissent les réaliser en classe, des petites capsules, des enregistrements sonores, des podcasts... Ce sont des outils qui correspondent aux contraintes. Cette prise de conscience, accélérée en ce moment, était déjà là. Et en même temps nous n'avions pas la volonté d’y consacrer du temps et des financements. Je crois que ce n’est pas notre métier, ce n'est pas ce que l’on aime. Ce n’est pas notre vision du théâtre.
S.S. : Le théâtre, c’est le vivant. On est en relation avec le public. Il est symbolique du lien d’homme à homme, de proximité. Il y a plein de belles choses qui ont vu le jour, et je ne crois pas que les captations en libre accès en fassent partie. Les gens se diront qu’ils ont vu Phèdre, alors qu’ils n’auront pas vu Phèdre ! Le propre du théâtre, c’est de ne jamais voir la même représentation deux soirs. Avec les captations, on perd toute la richesse de la prise de risque.
V.G. : Je crois que tout ce que l’on invente pour pallier l’impossibilité de la présence va à l’encontre de ce que l’on aime dans le théâtre. On le fait, mais on le fait en partie de mauvaise foi, et je parle au nom de notre métier comme du TNP. D’autres le font bien mieux que nous. Il n'y a pas de volonté de la part de la direction d’investir dans la numérisation du spectacle. Ce côté archaïque est revendiqué : on est là pour quelque chose de vivant, et si on ne peut pas faire avec, on ne fera pas.
M.F. : D’accord, mais pourtant le public poursuit son chemin sans théâtre, quand les films et les musiques continuent de faire partie de son quotidien. Sera-t-il au rendez-vous quand vous rouvrirez les portes si vous ne vous manifestez pas pendant cette période ?
V.G. : Je suis peut-être naïve, mais je crois qu’ils seront là, et à chaque fois que quelque chose sera possible. On a pu jouer dans un gymnase pour des scolaires la semaine dernière, et l’émotion était incroyable. C’est tellement beau, c’est tellement évident, et on sent tellement le désir des gens d’être là, que oui, on croit qu’ils seront là. Et on n’a pas envie de changer d'avis.
Le spectacle Onéguine, mis en scène par Jean Bellorini, en hors-les-murs dans un lycée. Crédit : TNP
S.S. Dans mon entourage, les gens ne vont pas forcément au théâtre, et pourtant je vois que cela leur manque. Le fait que ce soit interdit leur donne envie d’être là. « Voyage au bout du fil », à l’initiative de Wahid Chaib (animateur à St-Jean) et Laura Gandolfi élue à la Ville de Villeurbanne, fait partie des propositions qui ont fleuri avec les mesures du confinement. C’est un projet qu’on avait déjà commencé au mois de mars 2020, et qui consiste à ce qu’un comédien appelle toutes les semaines pendant quatre semaines une personne. On a remis en route ce projet en décembre avec une équipe de quatre comédiens. Afin d’obtenir les contacts, je suis passée par différentes associations (les petits frères des pauvres, le CROUS…) C’est un projet qui a très bien fonctionné, et par téléphone. Tant chez les jeunes que les personnes âgées, il y a une volonté de parler, d'échanger sur des sujets basiques de la vie. On réalise que ces relations humaines sont vraiment importantes dans l'épanouissement d’un être humain. Et finalement, le téléphone, à sa manière, arrive à rapprocher. Certaines personnes ne pouvaient plus, de manière pratique, se rendre au théâtre. Ce téléphone leur a permis d’y revenir, d’une certaine manière ! On se réinvente, tout de même, et cela peut être positif !
V.G. : On a l’air de dénigrer tout le virtuel, mais bien sûr on l’utilise. Cela fait partie de notre travail d’être présent. On fait en sorte de donner des nouvelles…
Voyage au bout du fil, vu côté TNP. Crédit : Colin Rey
M.F. : On entend les prophètes du spectacle vivant répéter à loisir que “les petits ne s’en sortiront pas, mais les gros oui.” Le TNP n’a pas de souci à se faire ? Est-ce une bonne chose ?
V.G. : Le TNP honore tous ses contrats : tout est payé ou reporté. Les théâtres privés ou non-subventionnés ne peuvent pas se le permettre, et il est à prévoir que leur économie se cassera petit à petit la figure. Sur deux trois ans, un embouteillage se crée dans les reports. Je ne vois pas comment cet embouteillage va se résoudre sans que ce soit au détriment de ceux qui ont moins de visibilité. Je fais partie des prophètes de malheur ! Tout ne va pas s’effondrer, peut-être que de nouvelles propositions émergeront, mais.je pense qu'il va y avoir un immense écart entre les structures d’un réseau comme le nôtre et d’autres qui étaient déjà en difficulté.
S.SF. : En effet l’impact sera énorme et sur des temporalités bien plus grandes que sur cette seule année.
M.F. : Prenons le droit de rêver, et imaginons que la crise s’achève en un clin d’oeil, miraculeusement. Plus de covid, les théâtres qui ouvrent leurs portes et tendent leurs bras sans réserve… Quel spectacle ou proposition artistique choisiriez-vous pour fêter ce retour ?
S.S. : Pour moi, le théâtre c’est une fête, c’est toujours la célébration de quelque chose ; c’est la définition même, pour moi, du théâtre. Toutes les pièces de théâtre, parce qu’elles rassemblent les gens, seront intéressantes ! Je pense que finalement seule la question du rassemblement demeure importante. J’aurais envie d’un lien direct avec mes relais de structures que j’ai appris à connaître par visio ou skype, de rencontrer les gens, de faire un immense pot avec tout le monde, un temps d’après spectacle où l’on discute de la pièce en mangeant. C’est cela qui me manque énormément.
V.G. Ce n’est plus un spectacle que nous voulons, mais une présentation de saison ! Pouvoir dire : “Venez, on va arriver à la suite ensemble, on va la construire ensemble !”
Propos recueillis par Mathieu Flamens.