Crédit : Arnaud Bertereau

Crédit : Arnaud Bertereau

Les détaché.e.s

Un spectacle de la compagnie le Chat Foin (76), vu au 11 à Avignon le 11 juillet 2021 à 22 h 15. Dans le cadre du Festival OFF d'Avignon du 7 au 31 juillet.



Texte : Manon Thorel

Mise en scène : Yann Dacosta, Stéphanie Chêne et Manon Thorel

Interprètes : Bryan Chivot, Jade Collinet, Aurélie Edeline, Martin Legros, Manon Thorel



"Tu penses que c'est simple ? Ça fait quinze ans, Jean ! Quinze ans. Je sais pas comment on fait."

Je sais pas comment on fait. On est une épouse, on a un mari violent, comment on fait. On est psychologiquement instable, on nous retire la garde de notre enfant, comment on fait. On a un fils en prison, on le retrouve quinze ans plus tard. Comment on fait. Comment on dit. Quand on a la bouche pleine de points de suspension à s'en mordre les mots, quand on a l'adjectif nauséeux et la tendresse violente. Comment on compose avec le reste, les cris, les corps, le rire, la danse, pour sortir quand même quelque chose, parce que tout ça ne peut pas rester coincé dans la gorge. Dans la gorge, il n'y aura jamais assez de place pour une famille, à part pour une famille une famille où tout va bien, une famille qui n'existe pas.

Alors on rit bien sûr. Parce que tout ne va pas si mal, parce qu'on peut bien faire comme si tout allait bien et pour un moment tout ira bien. On peut étendre le linge en famille, jouer à des jeux de société, mettre des lunettes de soleil pour cacher les bleus et faire croire que sur nos pommettes c'est le ciel qui s'y reflète. On peut serrer les dents et rendre coup pour coup. On peut rejouer la même scène à toutes les générations, tous les soirs, dans toutes les familles et tous les théâtres. Au bout du compte on se retrouve toujours au même parloir, et c'est le même fils, et c'est la même mère, parce que c'est toujours le même silence.

Et d'où vient-il, ce silence ? Procède-t-il d'une parole, d'une erreur, d'un pot cassé dont on pourrait patiemment recoller les morceaux ? À qui la faute ? Le fils, qui commet l'irréparable ? Les parents ? Les parents des parents ? Les ministères de la culture et de l'éducation ? Dieu ? Suffit-il de ne plus chercher de coupable pour détruire le crime ? Elles servent à quelque chose, mes questions ? Non.

Non, parce qu'il ne s'agit pas d'un problème sociologique ni d'une leçon de morale. Il s'agit ici fermement de théâtre. Oui, on donne des coups sur ce plateau, des gifles et des injures, oeil pour oeil et dent pour dent, commerce des offenses. Mais on donne surtout quelque chose de bien plus contingent, de nécessairement gratuit, qui n'appelle pas de réponse : tous les caillots de larmes, tous les cailloux pleins les poches et les poches plein les yeux. Ici, la douleur, elle se tient bien droite, bien digne, et elle ose se dire. Larme pour coup. Bleu pour coup. Couleur pour coup. Couleur pour douleur. Bien sous le feu des projecteurs, qu'on en voit toutes les nuances, et n'ayons pas peur que le public soit voyeur, ça ne risque pas de le réjouir d'un pli.

Les détaché.e.s . Mais moi je ne veux pas me détacher, je ne veux pas qu'on me lâche la main, on sera tous tout seul au sortir de la salle et on ne saura pas quoi faire. Heureusement qu'on était au théâtre pour que nos solitudes tiennent compagnie à leurs impossibilités. Heureusement que j'ai encore cet article à écrire pour ne pas me taire.



Mathieu Flamens

Retour à l'accueil