Sans effort
02 août 2021Spectacle de la Cie Snaut (CH) vu au Théâtre du train bleu lors du festival d’Avignon OFF, entre le 7 et le 26 juillet 2021, à 22h05
Durée : 1H15
Public : Dès 14 ans
Genre : Théâtre contemporain
Auteurs : Tiphanie Bovay-Klameth, Joël Maillard, Marie Ripoll
Mise en scène : Joël Maillard
Interprètes : Joël Maillard et Marie Ripoll
J’entendais de partout “Sans effort c’est très fort, c’est à voir dans une vie” alors comme j’en ai une de vie, à remplir d’autres vies sur accoudoirs, je me suis dit moi aussi je veux parler aux autres de “Sans effort”, mais avant d’aller poser mon oreille bouche cousue sur un siège j’ai voulu voir un peu de quoi ça parlait mais bouche cousue aussi j’ai pas pu lire grand chose à part que ce spectacle on pouvait le lire nulle part, qu’il n’avait pas été écrit, que c’était une contrainte qu’ils s’étaient mis, les artistes, sur le coup ça me fait penser à l’Oulipo moi, je me dis chouette, ça a l’air rigolo, j’y vais, j’y suis allée et rigolo ça l’a été.
Dans le dossier de presse que seuls les journalistes ils ont droit de le lire, Joël Maillard a mis qu’il peut pas, je cite, “décrire, ni présenter les personnages, ni détailler sa fable ou sa forme, ni évoquer ce René R crédité d’absence au générique”, et juste après, paragraphe en-dessous “heureusement, des journalistes l’ont fait à ma place”. Et là je me suis rendu compte de la sacrée responsabilité que j’avais, moi comme journaliste : l’espérance de vie de mon compte-rendu elle est plus grande que celle du spectacle, alors pas de bêtise, va falloir être au plus près de lui, mais sans non plus dire trop fidèlement ce qu’il y a dedans, déjà que j’ai attrapé des phrases toutes entières dans mon carnet, première bêtise, c’est mal parti.
Mais pour eux aussi c’est mal parti, au début, René le comédien en chef il est parti, cinq jours avant la première, et sa femme aussi elle est partie mais dans son dernier souffle elle a eu le temps de lui souffler, à René, tout un poème long comme une épopée que les deux comédiens sur scène ils vont nous répéter, épaules contre épaules pour s’épauler et sauter dans les trous de mémoire de l’autre quand il en tombe un ou alors pour s’écarter, lever l’ancre, le bras, donner chacun de leur côté mais bien en choeur la version qu’ils préfèrent, avec métaphores, synonymes et détails singuliers, et c’est beau de voir deux paroles symétriques se défaire l’une de l’autre sans qu’on en perde une seule parce que nos oreilles sont deux donc elles peuvent tout attraper. Tintamarre parfaitement harmonieux ça oui, entre ses fugues, ses variations, ses refrains, tout ça sur fond de percussions endiablées, mais aussi patatrac, de baguettes cassées, de cordes fendues, eh oui la bêtise chez ces frénétiques indolents fait partie du jeu tant et si bien qu’au premier rang un spectateur s’est mis à rêver de Beyrouth à voix haute, bêtise ? Non, non, si le poème n’arrête pas de scander “écoute, écoute bien” c’est que toutes les voix peuvent y être accueillies et de lui-même Jacques Rancière a fini par taire son “Beyrouth, Beyrouth partage du sensible...”
Mais le poème il parle de quoi ? D’une île, de barques qu’on pousse du pied, de racines joyeusement hallucinatoires qui poussent entre leurs pieds et leur font des pieds de nez au moment de disparaître, de stylos qu’on enterre, d’histoires qui se transmettent en rythme et en musique, de générations qui se succèdent, de vieux qui meurent contre les troncs et dont on mange les entrailles pour retrouver une mémoire première, une écriture figée, la racine, le tronc, comme le bâillement menace toujours la bouche qui voit à travers les âges et derrière les eaux le monde qu’on peut étaler au-delà de ce qu’il montre. C’est confus ? Sans doute un peu, c’est que sont brassés beaucoup de vers et que s’enchaînent tant d’années dans l’île où peu à peu les primitifs deviennent les captifs, mais finalement, je crois que la question que soulève ce spectacle, mais attention, ce n’est que celle que j’y ai lu, et lu sans rien lire, donc bon, et puis il y en a certainement beaucoup d’autres ou alors il y en a aucune, de questions, mais bon que ce spectacle soit problème ou solution, qu’il demande “pour ou contre l’écriture ?” ou déclare “nous avons une bonne mémoire” finalement ce qui compte ce n’est pas le conte mais qu’il y soit.
Célia Jaillet