Léviathan
25 avr. 2025Spectacle de Lorraine de Sagazan, vu à La Comédie de Saint-Étienne (42) le 28 mars, puis à La Comédie de Valence (26) le 16 avril.
Conception et mise en scène : Lorraine de Sagazan
Texte : Guillaume Poix, inspiré de faits réels
Avec : Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Éric Verdin et le cheval Oasis
Genre : Théâtre
Durée : 1h45
« Léviathan » est la dernière pièce de la metteuse en scène et artiste visuelle Lorraine de Sagazan. Cette création, présentée l’année dernière au Festival d’Avignon, interroge le système pénal, et plus précisément la comparution immédiate, une procédure rapide et simplifiée permettant de faire juger un prévenu dès la fin de sa garde à vue.
« Léviathan », la nouvelle pièce de Lorraine de Sagazan, née en 2020 d’une vaste enquête menée avec l’auteur Guillaume Poix, interroge notre rapport à la justice contemporaine. Nourrie de 300 entretiens et d’une immersion dans l’univers judiciaire — maisons d’arrêt, audiences de comparution immédiate, rencontres avec magistrats, avocats, personnes détenues ou anciennement incarcérées — cette création explore les mécanismes, les défaillances et les impensés du système pénal. À partir de la figure ambivalente du Léviathan — monstre mythologique à la fois destructeur et ordonnateur — le théâtre devient ici un espace critique, un lieu de suspension où repenser le jugement, la loi et la part d’humanité qu’elles devraient contenir.
Dès l’entrée dans la salle, le public est plongé dans une atmosphère troublante : deux personnages évoluent déjà sur scène, un prévenu et un procureur. Peu à peu, d’autres figures surgissent de tous côtés : avocats, juges, accusés... La salle se métamorphose en véritable tribunal. Tous les protagonistes portent des masques uniformes, accentuant la mécanique froide et impersonnelle de la justice expéditive. C’est ainsi que nous assistons à quatre audiences de comparution immédiate, qui gagnent en intensité et en absurdité à mesure que la fatigue, le ridicule et l'usure des corps s’installent.
L’expérience est immersive, troublante, traversée d’éclats inattendus : des chants, des moments dansés, et même l’apparition d’un cheval — figure de justice au Moyen-Âge et clin d’œil à la médiation équine. Huit comédiens, dont un amateur, endossent plusieurs rôles avec justesse, incarnant un système à bout de souffle, incapable de juger qui que ce soit. Ce théâtre de l’épuisement et de la dérive produit une forme de vertige : un temps suspendu, collectivement partagé, qui oblige à penser.
Impossible de ne pas saluer l’impressionnante scénographie signée Anouk Maugein (également à l’origine de l’installation Monte di Pietà). Une vaste plaine de fumier sur laquelle trône une salle d’audience, surplombée d’un chapiteau vivant, comme un organe avalant chaque accusé... Une proposition visuelle puissante, qui évolue au fil du spectacle et dont la force m’a marqué.
« Léviathan » est sans conteste mon coup de cœur de ce début d’année. Une œuvre juste et puissante, à voir et à revoir.
Robin KUCHLER-GOTTÉ
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[Chronique réalisée dans le cadre d'un partenariat avec Avignon Université, par les étudiants du Master Culture & Communication]
(Lire une autre chronique sur du même spectacle : ici)