Le Vide / Essai de Cirque
19 oct. 2014
Spectacle créé au Théâtre Sylvia Montfort et vu le 23 septembre et le 11 octobre 2014.
Spectacle écrit par : Fragan Gehlker, Alexis Auffray et Maroussia Diaz Verbèke
Avec : Fragan Gehlker, Alexis Auffray.
Genre: Cirque
Public: Tout public dès 8 ans
Durée: 1 heure
Quelle merveilleuse surprise malgré un titre à priori rebutant. Trop peur d’assister une énième fois à un pensum. Vous savez ces formes circassiennes qui honteuses de n’être pas assez nobles enrobent leur discipline de tout un charabia conceptuel et qui au final ne proposent rien. Mais ici, c’est le vide et le vide, ce n’est pas le rien.
L’accueil du public pose le principe même du spectacle : une réflexion métaphysique et artistique rendue accessible par l’humour, les trouvailles scéniques et la générosité.
Le public pénètre dans une avant-salle plongée dans la pénombre où quelques écriteaux suspendus résument le fil directeur de la pièce : le mythe de Sisyphe revisité par Camus. Le sérieux du propos est aussitôt contredit par un amas de fauteuils ainsi légendé « on a (un peu) dérangé le théâtre ». Passé cette mise en condition, nous voilà au cœur du dispositif : une scène carrée entourée de gradins circulaires ou comment résoudre la quadrature du cercle. Alexis Auffray passe dans les rangs, distribue du pop-corn pendant que le public, au son des indicatifs du cirque, s’installe et que son comparse, mine de rien, travaille déjà à la corde lisse.
C’est donc l’histoire de Sisyphe, ce « mec », dixit une annonce parodiée de Fip, « qui ne fait que monter et descendre » un rocher pour avoir osé défier les dieux. Mythe idoine pour un circassien qui ose défier la pesanteur du haut de sa corde lisse.
Voici donc Fragan Gehlker, notre Sisyphe, qui entreprend de monter son numéro. Il se prépare méticuleusement au point d’ennuyer terriblement son public. Il entame enfin ascension et pirouettes sans compter sur la malignité des cordes qui se rompent les unes après les autres laissant notre artiste, tantôt les 4 fers en l’air, tantôt cloué au sol, tantôt suspendu à 22 mètres de haut.
Ces vaines tentatives d’ascension sont habilement ponctuées d’enregistrements sonores. Une première voix off interpelle l’artiste sur l’étrange choix du cirque comme métier. Et de demander benoîtement : « vous n’avez jamais eu de sentiment de découragement ? »
Une autre laisse entendre Camus disserter sur l’absurde. Notre pauvre cordiste exaspéré, désespéré, leur ferme fissa le clapet et recommence.
Ces cordes qui se rompent et qui lâchent opèrent un comique de répétition. Le numéro de planche à bascule sur un tréteau, pour tenter d’attraper un bout qui se dérobe, le tout sur l’air de l’Amérique de Joe Dassin est mémorable.
Elles lâchent ces cordes mais lui ne lâche rien. Déterminé à réussir son numéro coûte que coûte et alors que toutes les cordes sont à terre, Fragan Gehlker trouve un autre moyen d’ascension : l’architecture du théâtre ! Tout y passe : les grils, les tuyaux, les rampes à projo, jusqu’au toit et aux façades externes du théâtre. Il parvient ainsi, haut perché à 22 mètres du sol, d’une main et sans protection, à raccrocher une corde. Alexis Auffray accompagne la descente de son ami d’une partita pour violon de Bach. Il en étire chaque note jusqu’à ce que rupture de corde s’ensuive, peut-être. Le rire a laissé place à une tension insoutenable.
Cette première corde réinstallée, il faut remettre les 6 autres. Voilà notre artiste s’atteler à la tâche. Mais à chaque fois, à mi-hauteur, par fatigue, par maladresse, par mégarde, la corde à remonter, juchée sur l’épaule, retombe. C’est l’éternel retour, l’histoire sans fin. Nos deux artistes en dessinent conjointement l’espace sur un air lancinant. Tandis que l’un, par ses montées et descentes, trace une impossible verticale vers les cieux ; l’autre entreprend une danse circulaire endiablée à patins à roulettes pour démonter le décor et écrire avec les planches des tréteaux : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».
Il faut un moment au public pour réaliser que le spectacle est fini ou plutôt qu’il n’a pas de fin, pas d’échappatoire, sauf pour lui, le public, à qui Alexis Auffray a désigné, dans sa course folle, la sortie. Les applaudissements fusent et peu à peu le public, gêné, se retire, laissant Sisyphe à son triste sort et l’artiste à son labeur impossible.
C’est donc un spectacle de haut vol qui sait allier prouesses techniques, comique, matériaux sonores et visuels. Il s’adapte à chaque configuration du lieu qui l’accueille. Il nous donne à entendre avec légèreté et frissons la dureté de l’humaine condition pour qui ose défier les lois de l’apesanteur.
Catherine Wolff