Premier amour
09 juil. 2012Spectacle de la compagnie Le Sourire au Pied de l'Echelle, vu au théâtre Au Bout Là-Bas, lors du festival Off d'Avignon.
Avec : Jérôme Garnier
Mise en scène : Manon Allouch
Durée 1 h 10
Il est toujours périlleux, pour qui connaît et aime un texte, d'en voir l'adaptation théâtralisée, surtout lorsque ce texte n'a pas été conçu dès le départ pour le théâtre. "Premier Amour", dont le titre a bien entendu été emprunté à Tourgueniev, est une nouvelle de Samuel Beckett, écrite en 1945 et en français. Le texte n'a pourtant été publié en France qu'en 1970.
La compagnie du Sourire au Pied de l'Echelle a choisi de s'emparer de ce monologue intérieur si puissant et déroutant, et, autant le dire, magnifique. C'est curieux, certes, mais surtout fébrile qu'on vient à une rencontre aussi ambitieuse. On a si peur qu'elle soit ratée, si peur que le texte soit trahi, lorsqu'on s'avance au théâtre si bien nommé en l'occurrence : Au Bout Là-Bas (c'est aussi proche et aussi loin à la fois, qu'on a envie d'être transporté avec une telle oeuvre).
Ne maintenons pas le suspense plus longtemps : la rencontre eut lieu et elle ne fut pas ratée. Le décor, d'emblée, jette le trouble, l'ambigüité et l'incongruité propres au texte. Quelques ampoules (sommes-nous dans le monde des vivants ou le monde des morts ?), une chaise trouée (l'inconfort du corps ne se fera jamais oublier), une valise (drôle de voyage) et un monceau de vestiges de cacahuètes (de quoi le corps en question a besoin, compulsivement, et ce qu'il en reste). Rien de plus. Et il faut rarement plus que cela chez Beckett. Le comédien Jérôme Garnier évolue là, seul, et occupe cet espace avec une présence miraculeusement sobre et intense tout à la fois. Il parle, il nous parle et nous captive, sachant rendre toute la vie de ce texte, au détour de chaque mot mais aussi de chaque silence. Il habite ce personnage, tour à tour répugnant et attachant, lâche et aux initiatives étranges, orgueilleux et fataliste, et tant de choses encore... si humain au bout du compte, au bout du voyage, au bout de la fuite. Et surtout, il sait rendre tout l'humour du narrateur, bien souvent malgré ce dernier, ce qui est peut-être le plus difficile. L'ennui est loin, très loin, on passe plus d'une heure suspendu à des mots aussi forts que :
" On n'est plus soi-même, dans ces conditions, et c'est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l'être, quoi qu'on en dise (...) Ce qu'on appelle l'amour c'est l'exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. »
« Je ne me sentais pas bien à côté d'elle, sauf que je me sentais libre de penser à autre chose qu'à elle, et c'était déjà énorme (...). Et je savais qu'en la quittant je perdrais cette liberté. »
Des mots jamais trahis. C'est d'amour qu'il s'agit. Un amour qui ne se commande pas mais vous surprendra sans aucun doute, que vous connaissiez le texte ou pas. Une performance à ne pas rater.