Sur la voie Royale
Arno Declair. www.theatre-odeon.eu

Arno Declair. www.theatre-odeon.eu

Un spectacle produit par la Deutsches SchauSpielHaus de Hambourg (Allemagne) vu le 22 février 2019 au Théâtre de l’Odéon  (Paris VI°)

Texte : Elfriede Jelinek

Mise en scène : Falk Richter

Comédiens : Idil Baydar, Benny Claessens, Matti Krause, Anne Müller, Ilse Ritter, Tilman Strauss, Julia Wieninger et Frank Willens.

Genre : théâtre

Public : adulte

Durée : 3H30 (avec entracte).

Voilà longtemps que je désirais écouter une pièce d’Elfriede Jelinek, dramaturge autrichienne mondialement réputée pour son verbe sans concession. J’ai toujours été découragée par des représentations systématiquement données en V.O. Preuve que l’envie était trop forte, je n’avais pas vu, dans le programme, que c’était le cas cette fois aussi. Finalement, malgré mes réticences à voir un spectacle sur-titré, il appert que « sur la voie royale », dans cette mise en scène protéiforme, s’y prête bien.

L’inconvénient du sur-titrage, c’est qu’à force de lire, on manque indéniablement une partie de ce qui se joue sur scène. De surcroît ce soir ! Le texte était  bien trop dense pour ma faible maîtrise de l’allemand ; surtout, le sur-titrage était fort mal fichu : bien trop en hauteur depuis ma jolie place en baignoire ou bien trop loin et trop petit, sur les écrans, pour mes yeux vieillissants. Lasse de me concocter un torticolis, j’ai opté pour la scène et mon ressenti. Jusqu’à l’entracte. Alors, j’ai lu le livret et j’ai pu, à la faveur des nombreux départs, bénéficier d’une place d’où je pouvais lire. J’ai peut-être finalement préféré ma découverte à l’aveuglette. Ça tombe bien puisque c’est l’un des thèmes central de la pièce : la cécité collective devant l’imminence de la catastrophe, en l’occurrence, la prise de pouvoir, de façon légale, par un nouveau roi. Une catastrophe qui sonne comme un éternel retour de la violence, des pires exactions et du rejet de l’Autre. Un relent de déjà vu devant lequel les mots achoppent. A commencer par ceux d’Elfriede Jelinek comme elle le confesse, sans fard, dans la mise en abyme de son propre personnage. C’est pourquoi, au fond, l’accès au texte importe que moyennement. Décillée par le livret, j’ai appris que la pièce était une charge violente contre Donald Trump et la mondialisation. Mais le propos politique et ancré dans la réalité D’Elfriede Jelinek est confus et bien moins fort que les thèmes universels que sa poétique met à jour de façon sous-jacente et que la mise en scène magnifie.

Le spectacle alterne donc deux voix. La première est un théâtre à thèse, à escient bavard et alambiqué, pour montrer l’inanité d’un blabla impuissant. On assiste donc tantôt à des conférences, tantôt à des émissions radio. La seconde laisse s’exprimer un théâtre totalement libre où le mélange des genres est légion : marionnette, muppet show, chansons à texte en live, techno et danse psychédélique, jeu de grotesque, comique et tragédie. Le thème de l’aveuglement est filé à travers la figure d’Œdipe ; celle de la violence du pouvoir par celle d’Abraham et d’Isaac. Et comme l’histoire se répète,  les temporalités se mélangent : tandis que les journalistes radio commentent à la table les faits et gestes du nouveau roi, le spectateur le voit déambuler sur scène en costume du XVII°. Les projections mêlent à loisir et à une vitesse sidérante des images de violence et de pouvoir de toute époque : terrorisme et guerres actuels, images politiques d’archives, scènes  de représentation d’ « Œdipe Roi » en costume, images porno, et tableaux de maîtres depuis l’ « Enfer » de Bosch jusqu’aux « Caprices de la guerre » de Goya en passant par toute l’iconographie de la martyrologie chrétienne.  Cette polysémie dessine un spectacle hors norme, servi par des comédiens hors pairs et un décor splendide et ingénieux.

Le décor dessine un palais stylisé en fond de scène : le grand panneau blanc laisse apparaître un balcon à l’italienne, un balcon en stuc, un œil de bœuf obturé, un fronton, deux colonnes, une sorte de terrasse d’où nous regardent un tigre empaillé et un aigle. Ce grand panneau n’est pas, contrairement à l’humaine nature, aveugle : il peut s’ouvrir sur des espaces intérieurs : une chambre d’enfant avec un piano, une chambre royale, un véritable balcon. Il peut aussi faire office d’écran géant pour accueillir la multitude d’images, parfois insoutenables, qui saturent volontairement l’espace. Au pied de ce palais, le plateau se remplit (ou se vide) d’accessoires, à commencer par un trône rouge, parfois démultiplié en 8 exemplaires pour accueillir le séant des 8 comédiens. Parmi eux, deux individualités émergent grâce notamment  aux scènes improvisées  qui donnent toute latitude à leur talent. Le premier, Benny Claessens est un électron libre sidérant. Alternant le français, l’allemand et l’anglais, il incarne un roi, immature, lascif, coléreux, capricieux. Il est Trump mais puisqu’il s’agit d’un éternel retour, il pourrait tout aussi bien être Néron, ou Hitler. Son jeu avec le ballon globe est sans équivoque. L’autre personnalité étonnante du spectacle est Idil Baydar. Depuis les balcons, elle balance sérieux. Vêtue d’un survêtement kitch à paillettes, elle interpelle le public, tantôt en allemand, tantôt en français, sur les sujets quelques peu délicats pour un public français : ainsi, la peur de l’islamisation ne serait-elle pas la peur de subir ce que les colons ont imposé aux peuples conquis, la christianisation forcée ? Certains, dans le public, ont été manifestement choqués par le ton irrévérencieux de certains propos ; d’autres encore ont pu être mis mal à l’aise par la côté provocateur de certaines scènes comme celles où Benny Claessens se sert d’un crucifix comme d’un téléphone portable pour demander aux Cieux quelle nouvelle catastrophe ils nous préparent ; d’autres enfin ont pu être rebutés par les images projetées, extrêmement trash. C’est légitime mais, de mon point de vue, ces outrances traduisent à merveille et sans aucune gratuité la violence du monde contemporain.

« Sur la voie royale » d’Elfriede Jelinek est un spectacle complet, complexe et très dense. La mise en scène de Falk Richter a su trouver les moyens scénographiques pour alterner les moments comiques et loufoques et les moments d’un onirisme cauchemardesque. Falk Richter, pour ce spectacle, a été désigné metteur en scène de l’année par la revue « Theater heute ». Trois autres prix ont été décernés par la même revue pour cette même production (pièce de l’année, acteur de l’année pour Benny Claessens et meilleurs costumes). Ces récompenses me semblent parfaitement justifiées.

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