Tu vois c'que j'veux dire
05 mars 2013Spectacle de la compagnie "Atelier Théâtr’Elles", vu le 17 Février 2013 à 17h30 à l’Espace La Jetée (Montpellier).
Pièce originale de Maïssa Bey, inspirée d'un fait divers et traduite de l’algérien par Tahar Hadri.
Mise en scène : Jocelyne Carmichael
Interprétation : Abel Divol et Pierre-Luc Scotto
Video : Renaud Dupré
Public adultes et adolescents
Durée : 40 min + discussion avec le public
Genre : Théâtre
La compagnie Atelier Theatr'Elles fait la promotion de créations théâtrales féminines.
Obscurité. Soudain, occupant le fond de scène, apparaît en video un mouvement continu de containers qui défilent. Ces images, en blanc/gris/noir, diffusent une lumière blafarde et évoquent une ambiance portuaire glauque. C'est le seul élément de décor. La scène est obscure et vide. Deux jeunes hommes, vêtus de sombre, marchent prudemment en longeant ces containers. On entend leur souffle et leurs chuchotements. Lorsque, tournés vers nous, ils s'arrêtent au milieu de la scène, nous pouvons entendre leur conversation.
Dans ce grand port d’Algérie, ils guettent le passeur à qui ils ont confié leurs économies. Bientôt passagers clandestins sur un cargo (car « même pour l’enfer il faut un visa »), ils en ignorent la destination. Farid (P.L. Scotto) s'en inquiète, mais pour Kamel (A. Divol) "l'essentiel, c'est d'y aller"... car ici, aucun avenir pour eux. Et ailleurs ? Ailleurs, pour Farid, ça ressemble au paradis... mais il regrettera sa mère et avoue sa peur. Il a besoin d'être poussé pour partir. Kamel, lui, veut effacer les mots "peur", "chance" et "espoir" mais ressent la nécessité d'emmener son copain avec lui. Lorsqu’enfin ils aperçoivent le passeur, Kamel entraîne Farid et lui lance : « Les voilà les portes du paradis ! ». Les deux hommes s'élancent vers nous et se figent dans un mouvement d’envol.
Obscurité. Une voix off nous apprend que Kamel et Farid ont été stoppés net dans leur envol... c'était en 2002. Ils sont morts noyés, jetés d'un cargo par-dessus bord. Un troisième clandestin a survécu à la mer et a parlé, fournissant à Maïssa Bey de la matière pour cette pièce.
Abel Divol et Pierre-Luc Scotto semblent habités par une tension prudente, allant à leur rendez-vous avec des glissements furtifs, des immobilisations soudaines, dans un véritable art du geste. Leurs voix assourdies tentent de maîtriser des émotions qui parfois leurs échappent en colères ou plaintes. Par moments c'est comme si, dépassant leurs personnages, ils nous montraient tous les autres migrants.
En 2011, sous le titre "Au péril de leur vie", deux comédiens algériens se sont joints à eux pour interpréter cette pièce, chacun jouant dans sa langue. La profondeur de leur jeu, disent-ils, en a été enrichie.
Ce spectacle nous fait palper le silence, la nuit, l’attente. Le temps s'écoule au rythme des containers qui passent lentement, avec des inscriptions qui évoquent l'ailleurs rêvé des clandestins. La blancheur diffusée par l’écran révèle les acteurs comme en négatif. Si un bout de ciel se montre, il est vite caché par d’autres chargements. Lorsque la lune se lève, l'éclairage jaune pâle réchauffe légèrement l'ambiance et les personnages sont moins fantômatiques. Quelques bruits inquiétants, au loin : aboiements, sirènes, cliquetis. On salue le travail de Renaud Dupré à la video et la mise en scène de Jocelyne Carmichaël.
La représentation est toujours suivie d’une discussion, ce que nous avons apprécié car à l'émotion s'ajoutent des interrogations. L'énergie vitale de ces jeunes "haragas" (c.a.d. "qui brûlent" les papiers) poussés à migrer malgré les risques est peu médiatisée. Leurs illusions nous questionnent. Autant de problématiques qui alimenteraient un débat fructueux avec un public de collégiens ou de lycéens.
On sort profondément remué par ce spectacle fascinant et accessible à tous. A voir absolument, autant pour la thématique que pour la mise en scène et le jeu des comédiens.