Histoire de la violence

Spectacle de la Compagnie Anima Motrix (85), vu à la Manufacture à 13 h 45. Dans le cadre du festival OFF d’Avignon, du 7 au 31 juillet 2021.

 

Metteur en scène : Laurent Hatat et Emma Gustfasson

Chorégraphe : Emma Gustfasson

Interprètes : Mathias Zakhar, Julie Moulier, Samir M'Kirech

 

Durée : 1 h 30

Public : plus de 15 ans

Genre : théâtre contemporain, nouvelle création

 

Histoire de la violence alors histoire du viol ? Non, histoire d'un viol, celui d'Édouard Louis, mais qui le détruit trop pour ne pas prendre les dimensions du monde.

Reda l'a pris de force un soir de Noël. Mais à la suite de cette violence fondamentale, d'autres violences lui sont faites : le comédien chargé d'interpréter le rôle du jeune écrivain doit courir après les projecteurs qui éclairent par fractions, par fragments le plateau, courir, crier pour ne pas rester dans l'ombre, pour que son témoignage soit entendu des policiers. Ses plus grands cris de douleurs succèdent au viol ; c'est lorsque à l’hôpital on examine avec mépris ses blessures qu'il est encore plus étranglé, le comédien se courbe, nos souffles sont coupés. Si "faire ce qu'on ne veut pas faire" est une définition du viol elle renvoie également à la violence omniprésente à laquelle Édouard est confronté alors qu'il se sent exclu de sa propre histoire, forcé de la raconter. Violence par-ci, violence par là, et même contre Reda réduit au stéréotype du “maghrébin” alors qu’il est kabyle.

 

Si Reda reste le grand coupable, le théâtre nous présente un homme aux traits charmants, conforme à la description qu'en donne Édouard. Il danse avec chaleur, aborde élégamment ce blondinet égaré entre les flocons qui pleurent du plafond, l'invite à tournoyer contre son corps pour la beauté du geste, et le geste est beau parce qu'ils sont beaux de le prolonger. Pas d'ironie tragique, on sait que la tragédie arrive pourtant rien ne l'annonce, ils font l'amour, deux, trois fois et déjà on comprend que le viol sera d'autant plus insupportable, agressif, douloureux, d'avoir été insoupçonné. La représentation scénique qui en est donnée est tellement surprenante qu'on en est pétrifié : un enchaînement chorégraphique précis et qui se répète, les corps roulent au sol, série d'à coups, Édouard est pantin, Reda aussi, et ça recommence. “Tu n’as plus besoin de parler, ton corps raconte ton histoire” mais une fois que les traces de coups, de coupures, de strangulation auront disparu, qui racontera l’histoire ?

 

La violence de l'agression sexuelle existe aussi par son esthétisation, sa transformation, par cette manière qu'ont les personnages de voler à Édouard sa parole trouée : les jacasseries et digressions de sa sœur retranchent souvent dans un coin de scène son corps qui danse, tremble et tombe en silence. Clara se plaint à son mari ainsi qu’au spectateur de n'avoir pas été mise au courant plus tôt, s'étonne de cette horreur qu’il ressent à la vue du bonheur des uns et de l’illégitimité qu’il attribue aux malheurs des autres, se plaint, s’étonne, s’épouvante en remuant fort les bras. “La guérison vient de la possibilité de nier le réel” pourtant Edouard y est sans cesse ramené. Comment renouer avec son histoire ? Le théâtre qui s’approprie ses mots et lui greffe un visage au-dessus d’un corps, n’ajoute-t-il pas une violence symbolique à la violence physique, politique et sociale dont il est déjà la proie ? Non, car son roman polyphonique accueille toutes les voix idiotes ou cruelles qui accaparent sa bouche et s’il ouvre la bouche ce n’est pas pour crier, mais pour trouver un accord, un milieu, une parole qui puisse être entendue.

Edouard ne hurle jamais, mais arrache les longues bandes noires pendues comme des barreaux de prison au fond de scène transparent : nos œillères tombent, nos oreilles s’ouvrent, on commence à voir ce qui se murmure parmi les éclats et alors la violence s’éclipse un peu.

 

Célia Jaillet

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